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çonnât de favoriser une opération qui, dans le vrai, se fait sans lui et même malgré lui. Prêt à mettre à la voile, mon artillerie m’a été enlevée, et l’embarras de la ravoir ou d’en former une autre est ce qui me retient au port. Je lutte contre des obstacles de toute nature, mais je lutte de toutes mes forces, et j’espère vaincre avec de la patience, du courage et de l’argent. Les pertes énormes que tout cela me cause ne paraissent toucher personne ; le ministre est inflexible ; il n’y a pas jusqu’à MM. les députés de Passy[1] qui ne prétendent aussi à l’honneur de me contrarier, moi, le meilleur ami de leur pays ! À l’arrivée de l’Amphitrite, qui enfin a débarqué à Lorient un faible chargement de riz et d’indigo, ils ont eu l’injustice de s’emparer de la cargaison, en disant qu’elle leur était adressée, et non à moi ; mais, comme dit fort bien M. de Voltaire,

L’injustice à la fin produit l’indépendance.

« On avait probablement pris ma patience pour de la faiblesse et ma générosité pour de la sottise. Autant je suis attaché aux intérêts de l’Amérique, autant je me suis tenu offensé des libertés peu honnêtes que les députés de Passy ont voulu prendre avec moi. Je leur ai écrit la lettre dont je vous envoie copie, et qu’ils ont laissée sans réponse jusqu’à ce moment. En attendant, j’ai fait arrêter la cargaison entre les mains de MM. Bérard frères, de Lorient, et en cela je n’ai point cru déroger à ma conduite franche et généreuse envers le congrès, mais seulement user du droit le plus légitime sur le premier et très faible retour d’une avance énorme : cette cargaison ne vaut que 150,000 livres. Vous voyez qu’il y a bien loin de cette goutte d’eau à l’océan de mes créances[2].

« Quant à vous, mon cher, je vous crois arrivé. Je crois que vous avez obtenu du congrès un à-compte raisonnable et tel que la situation des affaires d’Amérique a permis qu’on vous le donnât. Je crois, suivant mes instructions, que vous avez acquis et acquérez encore tous les jours des tabacs, je crois que mon ou mes vaisseaux trouveront leurs retours prêts à embarquer aussitôt qu’ils arriveront où vous êtes. J’espère encore que si les événemens les retardaient ici plus que je ne le crois, vous aurez suivi le conseil de notre ami Montieu, et que vous m’enverrez au moins par le Flamand et tel autre adjoint que vous pourrez lui donner, en usant du superflu de l’armement dont Landais a surchargé ce vaisseau, une cargaison qui me tire un peu de la presse horrible où je suis.

« Je ne sais si je me flatte, mais je compte sur l’honnêteté, sur l’équité du congrès comme sur la mienne et la vôtre. Ses députés ici ne sont pas à leur aise, et le besoin rend souvent les hommes peu délicats : voilà comment j’explique l’injustice qu’ils ont essayé de me faire[3]. Je ne désespère pas même de

  1. La députation américaine, dont le chef, Franklin, était établi à Passy.
  2. C’était en effet le premier retour qui arrivait en Europe sur un des vaisseaux de Beaumarchais. Franklin et Lee, qui dans cette circonstance agissaient malgré Silas Deane, n’osèrent point insister, et la cargaison resta à Beaumarchais.
  3. Cette explication peut paraître étrange ; mais elle n’est pas dénuée de probabilité, au moins pour une époque un peu antérieure à celle où Beaumarchais la donnait, ignorant alors que le gouvernement français venait d’avancer secrètement de l’argent aux