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les ramener à moi par la douceur de mes représentations et la fermeté de ma conduite. Il est bien malheureux, mon ami, pour cette cause, que ses intérêts en France aient été confiés à plusieurs personnes à la fois ; un seul eût bien mieux réussi, et pour ce qui me regarde, je dois à M. Deane la justice, qu’il est honteux et chagrin tout à la fois de la conduite de ses collègues avec moi, dont le tort appartient tout entier à M. Lee.

« J’éprouve aussi des désagrémens de la part du congrès provincial de la South-Caroline, et j’écris par L’Estargette à M. le président Rutledge pour demander justice de lui-même à lui-même. L’Estargette, qui correspondra avec vous, vous apprendra quel succès aura ma juste représentation[1].

« À travers tous ces désagrémens, les nouvelles d’Amérique me comblent de joie. Brave, brave peuple ! dont la conduite militaire justifie mon estime et le bel enthousiasme que l’on a pour lui en France ! Enfin, mon ami, je ne veux des retours que pour être en état de le servir de nouveau, pour faire face à mes engagemens, de façon à pouvoir en contracter d’autres en sa faveur[2].

« Il me semble, si j’en crois les nouvelles, que nos Français ont fait des merveilles dans toutes les batailles de Pensylvanie. Il eût été bien honteux pour moi, pour mon pays, pour le nom français, que leur conduite n’eût pas répondu à la noblesse de la cause qu’ils ont épousée, aux efforts que j’ai faits pour procurer de l’emploi à la plupart d’entre eux, enfin à la réputation des corps militaires dont ils ont été tirés.

« La ville de Londres est dans une combustion épouvantable ; le ministère est aux abois. L’opposition triomphe, et même avec dureté. Et le roi de France, comme un aigle puissant qui plane sur tous ces événemens, se ré-

    députés d’Amérique. Le fait est que ces derniers ne recevaient pas plus de fonds du congrès que Beaumarchais n’en recevait de retours en nature. Silas Deane avait été obligé d’abord d’emprunter à Beaumarchais les sommes nécessaires à son entretien personnel. Arthur Lee cherchait à abuser de ce fait contre son collègue ; mais il n’y avait sur ce point aucun mystère. Loin de le cacher, Beaumarchais en parle souvent dans ses lettres au congrès avec une insistance qui n’est peut-être pas toujours très bon goût, mais qui prouve du moins la parfaite innocence de cet emprunt, que la nécessité seule avait forcé Silas Deane à contracter, puisque son pays ne lui envoyait pas un sou. Quant à Franklin, lorsqu’il débarqua en France, il était un peu plus riche, car il écrit à son collègue Silas Deane, de Quiberon, en décembre 1776 : « Notre vaisseau a apporté en indigo pour le compte du congrès une valeur d’environ 3,000 livres sterling, qui doit être à nos ordres pour payer nos dépenses. » À défaut de lettres de change, le congrès lui avait au moins alloué de l’indigo pour subsister. C’est dans cette même année 1777 que le gouvernement français donna lui-même à diverses reprises de l’argent aux députés de Passy jusqu’à concurrence de 2 millions, qui furent consacrés en partie à l’entretien des agens et des sous-agens de l’Amérique en France, et en partie à l’achat de fournitures pour le congrès. L’emploi de ces millions occasionna plus tard au sein du congrès des discussions un peu scandaleuses.

  1. Après avoir commercé avec le congrès général, Beaumarchais livrait aussi des fournitures aux divers états, et n’en était guère mieux payé.
  2. Voilà le vrai Beaumarchais, à la fois spéculateur et enthousiaste. On ne peut pas dire qu’il pose ici, car il n’écrit pas officiellement à un pouvoir quelconque, mais confidentiellement à son agent d’affaires. Le mot mon estime, ainsi que le mot pour moi à l’autre paragraphe, sont encore bien dans son genre de fatuité naïve.