Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vie de Bolingbroke. C’était assurément un homme d’esprit et un homme du monde. Il y a des choses agréables dans son ouvrage ; mais, sans parler de quelques erreurs matérielles assez étranges, il est singulier de voir à quel point les affaires d’Angleterre y sont présentées sous un faux jour. Ce qu’apportent avec elles les révolutions, ce que sont les partis dans un pays libre, ce que les opinions politiques peuvent inspirer de liassions, imposer de devoirs, entraîner d’excès, enfin la situation et le rôle de la royauté, des chambres, des ministres aux murs de Westminster, tout cela qu’on pouvait en quarante-huit heures aller voir de ses yeux, semble aussi ignoré d’un écrivain qui connaît Versailles, d’un colonel qui sera de l’Académie, que pouvaient l’être les événemens énigmatiques de quelque obscure république de l’antiquité. Un an après Saint-Lambert, Favier traduisit, sous le titre de Mémoires secrets de mylord Bolingbroke, une lettre apologétique où cet homme d’état explique sa conduite comme il lui convient. Favier était, on le sait, un publiciste de profession. Il faisait pour Louis XV et pour ses ministres des mémoires sur les cours de l’Europe, et il a été le maître de Dumouriez. Cependant il n’a pas l’air de s’être rendu un compte bien lumineux des affaires de la cour de Saint-James, et ce qui est public en Angleterre est encore resté pour lui un secret d’état. Enfin le général Grimoard, qui en 1808 a publié une traduction en trois volumes de lettres choisies de Bolingbroke avec un essai sur sa vie, a beau venir après la révolution française, il comprend les choses à peu près comme ses devanciers, et il parle de l’Angleterre avec autant d’intelligence que le faisait à la même époque le Moniteur universel. Ce sont là de ces exemples trop communs qui donnent de terribles doutes sur tout ce qui se raconte, et qui font trembler pour la vérité de l’histoire.

Après ces remarques, il y aurait une insupportable fatuité à promettre des récits plus vrais et des appréciations plus justes, si l’on ne se hâtait de dire que l’on s’appuie en écrivant sur les documens que l’Angleterre fournit en si grand nombre aujourd’hui à qui veut étudier un moment ou un événement quelconque de son histoire dans le dernier siècle[1]. Et puis, pourquoi n’en pas convenir ? on s’imagine que ceux qui ont vécu, depuis trente ou quarante ans, au cœur

  1. Ce n’est pas qu’il existe en Angleterre rien de complet sur Bolingbroke. Ce qu’il y a de mieux se trouve dans les Revues ; deux excellens articles dans celle d’Edimbourg, l’un de lord Brougham, l’autre attribué à M. Macaulay ; un troisième dans le Quarterly, et que je crois de H. Croker. Les Mémoires publiés à Londres en 1752 ne sont qu’un fragment d’apologie. La vie écrite par Olivier Goldsmith, mise en tête d’un ouvrage de Bolingbroke en 1771, et de ses œuvres complètes en 1777, est un éloge élégant et bref qui avait grand besoin des supplémens ajoutés dans les éditions de 1809 et de 1844. M. Cooke a publié en 1835, sous le titre de Mémoires, une biographie de Bolingbroke en deux volumes. L’ouvrage, assez instructif, n’a pas eu beaucoup de succès.