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de l’homme pauvre et voile du paresseux qui ne savait pas fabriquer d’étoffes[1] ; mais on aurait tort de croire que cette race ingénieuse a perdu tout son charme en subissant l’empire de nos idées et de nos coutumes. Les femmes de Taïti surtout ont allié à leur grâce naturelle je ne sais quelle teinte légèrement spiritualiste qui contribue à rendre plus profonds et plus durables les attachemens qu’elles inspirent. Taïti n’offre au voyageur qui passe que le rebut de sa population : le colon qui s’y crée un loyer domestique s’étonne de trouver chez ces simples et naïves créatures un abandon plein de candeur, je dirai presque de pureté. L’affection des femmes taïtiennes qui ont pris au sérieux leurs unions morganatiques est douce et bienveillante comme leur sourire. Elles n’ont point les transports jaloux des femmes de Java : elles sont également éloignées de l’indifférence des Tagales de Manille. Elles ignorent les fureurs de l’amour, elles en possèdent toutes les délicatesses. J’ai tenu dans mes mains plus d’une lettre d’adieux dont la résignation touchante, — on en jugera par une citation, — eût attendri le cœur de don Juan lui-même.


« O mon bien-aimé, mon esprit est troublé maintenant, il ne peut s’apaiser ; il est comme l’eau fraîche et profonde qui ne dort jamais et s’agite pour trouver le calme. Moi, je suis comme la branche que le vent a brisée : elle est tombée à terre et ne pourra plus se rattacher au tronc qui la portait. Tu es parti pour ne plus revenir. Ton visage m’a été caché, et je ne le verrai plus. Tu étais comme la liane que j’avais fixée près de ma porte : ses racines s’enfonçaient au loin dans la terre. Mon corps voudrait te rejoindre, mais il cherche vainement à se transplanter ; il se brise et tombe comme la pierre qui roule jusqu’au fond de la mer immense. Oh ! mon ami, tel est mon amour, il est lié à moi comme ma propre vie.


« Salut à toi, ô mon petit ami bien-aimé, au nom du vrai Dieu, en Jésus le Messie, le roi de la paix. »

La langue taïtienne n’est point faite pour exprimer les idées fortes et sérieuses : elle se prête merveilleusement aux modulations de la poésie. Les anciennes chansons ne s’attachaient souvent qu’à rassembler à la suite l’un de l’autre des mots harmonieux. Le rhythme musical semblait être dans ces compositions le seul souci du poète ; c’était aux auditeurs de trouver dans les phrases décousues dont une accentuation chantée indiquait soigneusement la cadence une allusion lointaine ou une allégorie. Quelquefois cependant une pensée inspirée par l’amour venait éclore dans le cerveau du poète et donnait un sens plus précis aux mélodies que le peuple répétait en chœur. Le plus souvent la grâce des vers taïtiens était involontaire ; on eût

  1. Telle est la gracieuse excuse que les Taïtiens convertis au christianisme ont su trouver pour cette coutume païenne.