Belfast est plus près de Glasgow que de Dublin ; nous sommes plus Écossais qu’Irlandais. Dans la partie du Leinster qui formait l’ancien pale, c’est-à-dire le pays conservé par les Anglais depuis la première invasion, naturellement les populations, les mœurs, l’état social et économique offrent un mélange qui n’est ni tout à fait l’Angleterre, ni tout à fait l’Irlande. L’Irlande pure existe dans le Munster et dans le Connaught, mais la différence entre les deux provinces est extrême pour certaines parties du moins. Le Tipperary et le Limerick, par exemple, possèdent des terres d’une fécondité admirable et sont des pays d’une grande richesse naturelle. Je n’ai vu nulle part un sol aussi fertile ; grâce à la nature de la terre et à la qualité de l’atmosphère, l’herbe croît avec une telle violence, qu’elle semble pousser sous la dent des bestiaux affamés par les privations de l’hiver. C’est un dicton du comté de Limerick que rien de ce qu’on a perdu dans un pré ne se retrouve, parce que l’herbe pousse pendant qu’on cherche. Il y a dans le Tipperary même des terres arables louées en corps de ferme (comme on dirait en Brie, ce qui, appliqué à l’Irlande, est une expression figurée) à 100 et 125 francs l’acre irlandais, c’est-à-dire à près de 200 à 250 francs l’hectare. Il y a aussi des étendues considérables louées par parcelles sur le pied de 200 francs l’acre irlandais, c’est-à-dire de 400 francs l’hectare, tout cela au lendemain de la famine, au milieu de l’émigration.
Dernièrement je rencontrai un homme tel que la France seule en produit. Après avoir fait comme matelot la pêche de la baleine et s’être livré à des entreprises variées, le hasard le conduisit dans une ville maritime d’Irlande. Le mariage l’y retint ; sans s’inquiéter des principes de la division du travail, ce Français se fit à la fois courtier de commerce, interprète pour toutes les langues et loueur de chevaux. À ces industries diverses il en ajouta deux autres, rétablissement d’un bal public et une exploitation agricole. L’occasion me parut bonne pour connaître au juste les profits ou les pertes qu’avait pu faire un fermier dans les parties riches du Munster l’année dernière, la première des bonnes années après la famine. Voici le résumé de ce que me dit avec sincérité notre compatriote : « Je loue douze acres (six hectares), je paie mon propriétaire deux livres par acre (100 francs par hectare). Mes déboursés sont montés l’année dernière à 40 livres cess et rate compris. Le rendement brut a été de 84 livres, j’ai donc eu un bénéfice net de 20 livres (500 francs). » Que dans une année bonne relativement à celles qui l’avaient précédée, mais en réalité moyenne, le fermier gagne vingt là où le propriétaire obtient vingt-quatre, que six hectares rapportent 600 francs à l’un et 500 francs à l’autre, ce n’est pas, à vrai dire, une mauvaise condition agricole, et le fermier n’est pas mal partagé ; mais si ces douze acres avaient été divisés entre douze tenanciers, comme cela n’arrivait que