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obstacle efficace, l’Europe concédant tout sans parvenir même à rendre la paix moins incertaine. C’est ce qui doit d’autant plus faire hâter la marche des négociations actuellement pendantes, et s’il est vrai, comme on le dit aujourd’hui, que la Turquie ait accepté les bases proposées par l’internonce d’Autriche, M. de Bruck, et approuvées par les représentans des autres grandes puissances, c’est bien le moins qu’on doive attendre une prompte solution. Jusqu’ici d’ailleurs, ce que l’on peut savoir de ces bases ne semble nullement en contradiction avec ce qu’on a déjà fait pour le maintien de la paix du continent ; elles sont peut-être une fin, et c’est beaucoup dire. Dans tous les cas, l’Europe, ce nous semble, doit retirer de cette crise quelque durable enseignement. Elle se retrouve tout à coup en présence d’une question qu’elle avait un peu oubliée au milieu de tant d’autres problèmes redoutables. Le malheur est que, quand rien ne remue en Orient, on n’en par le pas, on se remet à croire à l’intégrité de l’empire ottoman comme à un article infaillible du code des nations ; qu’un incident inattendu éclate, on s’aperçoit bientôt que la question a fait du chemin sans nous, souvent contre nous, et il se trouve que cette intégrité solennellement inscrite dans le droit international tend de plus en plus à n’être qu’un mot dépourvu de toute réalité.

De quelque manière, en effet, que se dénoue la crise présente, la question d’Orient n’en subsiste pas moins dans toute sa gravité. Les événemens récens eux-mêmes ne font que rendre cette vérité plus palpable, et c’est là ce qu’ils ont d’instructif, d’utile pour l’Europe. Si l’empire ottoman n’était qu’un état faible, ce ne serait rien, les états faibles peuvent avoir leur place dans le système du monde. Le malheur de la Turquie, c’est qu’elle est un grand état sans cohésion et sans unité, condamné à mourir de son principe même ou à faire appel, pour se rajeunir, à un autre esprit, à une autre civilisation qui doit achever de le dissoudre pour donner naissance à quelque chose d’entièrement nouveau. Il se peut qu’on parvienne aujourd’hui à préserver matériellement la Turquie ; mais compte-t-on avec l’imprévu. Demain un incident nouveau peut naître : ces populations chrétiennes, sur lesquelles l’empereur de Russie cherche à étendre sa protection, peuvent se soulever ; de son côté, le fanatisme turc peut tenter un effort désespéré pour ressaisir son ascendant violent ; le gouvernement lui-même, animé d’intentions équitables et libérales, peut être pris entre ces deux élémens redoutables pour lui ; la dissolution peut prendre toutes les formes, être ajournée de cinquante ans, être précipitée en un jour. Aussi s’attache-t-il un singulier intérêt au mouvement de ces populations grecques qui grandissent dans l’empire et en sont la portion la plus vivace. Ces races, qui se comptent par millions d’hommes, sont visiblement destinées à jouer un grand rôle dans les transformations possibles de l’Orient ; elles le sentent, et il ne faut point s’étonner que les dernières complications aient éveillé en elles les impressions les plus vives. Ces événemens frappent leur imagination, surexcitent en elles l’instinct de nationalité, le sentiment religieux, et il ne faudrait pas beaucoup aujourd’hui sans doute pour les pousser à quelque tentative d’affranchissement. C’est là peut-être pour elles le danger le plus sérieux. Céder aux séductions de la Russie, ce ne serait que changer de joug et livrer l’avenir. Précipiter en ce moment la dissolution de la Turquie, c’est soulever une autre question, celle de savoir