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inutiles en lest, au lieu de prendre du charbon qui se fût bien vendu à Saint-Domingue. En outre ils ont 30 tonneaux de fer en lest, et leur arrimage est si mal fait, qu’il leur a fallu glisser d’ici 25 tonneaux de fer pour que le navire ne retombât pas sur sa quille avec saccade dans les forts temps ; mais je remédie autant qu’il est en moi à tous ces maux par la nature des instructions que je donne à Levaigneur et au papa Foligné. Voilà pour deux.

« L’Alexandre marche comme un panier percé, c’est l’expression de Grégory (autre capitaine) ; mais il tient en cale beaucoup plus que l’Eugénie ; il arrive demain de La Rochelle en rivière. Il n’a rien dans ses bois, mais ses agrès, voiles et mâtures sont très endommagés, il s’est battu six heures (le croiriez-vous ?) à la vue de quatre frégates, françaises et d’un vaisseau de 64 qui n’ont pas fait le moindre mouvement pour le secourir. Quand il s’en est plaint à Rochefort, on lui a dit qu’il aurait dû faire des signaux. Le capitaine a répondu très bien que le bruit et le feu des canons était le meilleur signal qu’il eût pu faire. Il va rester à Souillac sans monter à Bordeaux, et j’espère qu’il partira avec les deux autres. Il ne marche pas assez pour l’envoyer seul nulle part. Nous ne le neutraliserons point, et je compte sur le fret du roi. Grégory lui-même a la tête assez chaude ; il s’entendrait mal avec Baudin (autre capitaine), plus volontaire et despote que lui. Je vais les brider tous, de manière qu’ils obéiront et me donneront un peu de profit, car j’en espère fort peu, vu le dernier prix des denrées d’Europe aux îles, l’abaissement du fret et l’avilissement du prix des denrées des îles en Europe.

« Donc me voilà cloué jusqu’au départ à l’endroit où je ne devais rester que trois semaines. Rien ne se ferait, je le vois, et tout irait encore une fois au diable.

« Comment va votre frêle santé ? comment va votre douce et très aimable belle-sœur ? Votre projet de voyage dans les pays chauds n’est qu’une de ces idées de malade que la raison réprime. Du repos et du régime, voilà ce qu’il vous faut. Jasez de ma lettre avec ma femme, afin qu’elle soit au courant de tout. J’ai ici tous les états-majors et plus de mouvement qu’il n’en faut pour gaspiller tout mon temps. Je ne sais si je pourrai lui écrire aujourd’hui.

« Dites à Cantini[1] que j’ai reçu sa dernière lettre avec celles qu’elle contenait. Je le prie de m’envoyer un mot tous les courriers, soit que je lui écrive ou non.

« Je puis maintenant tout finir ici sous quinze jours ; ainsi voilà le terme à peu près de mon voyage. Bonjour, mon Francy. »


Le jeune Francy aimait le luxe ; il s’était enrichi par les intérêts que Beaumarchais lui donnait dans ses opérations, et quoiqu’il fût logé chez son patron, il se permettait d’avoir trois chevaux à lui. Beaumarchais avait aussi un certain penchant pour le faste ; mais quelquefois les accusations du docteur Dubourg lui revenaient à l’esprit : il redoutait les envieux, se sentait pris par saccades d’une belle pas-

  1. C’était son caissier, dont il eut plus tard à se plaindre, et qui fut remplacé par le frère aîné de son ami Gudin.