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gereuse et vint l’offrir à Beaumarchais. Si j’en crois le manuscrit inédit de Gudin, l’impératrice Catherine de Russie aurait fait proposer à Panckouke d’imprimer à Saint-Pétersbourg même la collection des œuvres de Voltaire :


« Beaumarchais, dit Gudin, jaloux de l’honneur de son pays, ne fut pas plus tôt informé des démarches que faisaient les agens de l’impératrice, qu’il courut à Versailles remontrer au comte de Maurepas quelle honte ce serait pour la France de laisser imprimer chez les Russes les ouvrages de l’homme qui avait le plus illustré la littérature française. Ce ministre en fut vivement frappé ; mais, placé entre les deux grands corps du clergé et du parlement, il appréhendait leur opposition et les clameurs de ces esprits timides qui trop semblables aux oiseaux de la nuit (c’est toujours Gudin qui parle), s’effarouchent à l’éclat du jour. Après quelques momens de silence et de réflexion, M. de Maurepas dit à Beaumarchais : « Je ne connais qu’un seul homme qui osât courir les chances d’une telle entreprise. — Et qui, monsieur le comte ? — Vous. — Oui, sans doute monsieur le comte, je l’oserais ; mais quand j’aurai exposé tous mes capitaux, le clergé se pourvoira au parlement, l’édition sera arrêtée, l’éditeur et les imprimeurs flétris, la honte de la France complétée, et rendue plus ostensible. » M. de Maurepas promit la protection du roi pour une entreprise qui aurait l’assentiment de tous les bons esprits et qui intéressait la gloire de son règne. »


Je ne suis pas bien sûr que M. de Maurepas se soit exprimé ainsi, et il me paraît que Gudin lui prête un peu son philosophique langage ; mais ce qui est certain, c’est que le vieux ministre, aussi voltairien que Voltaire, accorda à l’opération son patronage secret, et que jusqu’à la fin elle se poursuivit, comme on le verra, avec la complicité permanente du directeur général des postes[1].

Ce serait nous écarter trop de notre sujet que de discuter ici la question tant de fois rebattue de l’influence des ouvrages de Voltaire ; nous sommes de ceux qui pensent que les vérités vraies, en religion,

  1. M. de Maurepas n’avait pas toujours été favorable à Voltaire. À l’époque de son premier ministère sous Louis XV, quand le ministre et le poète étaient jeunes tous deux, il y avait eu entre eux non pas une hostilité de principes, attendu qu’ils n’étaient pas plus austères l’un que l’autre, mais une querelle à l’occasion de la candidature de Voltaire à l’Académie en remplacement du cardinal de Fleury. Louis XV, jugeant que L’éloge du cardinal ne convenait pas précisément à Voltaire, s’était opposé à sa candidature, et le poète insistant auprès de M. de Maurepas, ce dernier, dans la vivacité du débat, lui aurait dit : « Je vous écraserai. » Ce mot fut reproduit dans la notice de Condorcet sur Voltaire, ajoutée à l’édition de Beaumarchais après la mort de M. de Maurepas ; mais Beaumarchais, tout en permettant à Condorcet de reproduire ce mot très connu, crut devoir, par reconnaissance pour la protection que M. de Maurepas avait accordée à son édition, y ajouter une note de son chef, dans laquelle il déclare que M. de Maurepas, consulté par lui, a toujours nié le mot que Voltaire lui attribuait, et qu’il se flattait au contraire d’être pour beaucoup dans la permission accordée à Voltaire de revenir à Paris à la fin de sa vie.