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en morale ou en politique, ont assez de force pour résister par elles-mêmes aux assauts de l’esprit de licence et d’erreur, cette lutte éternelle entre la vérité et l’erreur est non-seulement la loi du monde moral, mais en quelque sorte le creuset où la vérité s’éprouve, et d’où elle se dégage épurée et rajeunie. Ce n’est donc pas la vérité qui a péri sous les coups de Voltaire. Toute la partie de ses ouvrages où il n’a été que l’écho des travers et des vices de son temps est déjà à peu près morte et enterrée ; il n’en est pas moins vrai que ceux qui le maudissent de nos jours comme une personnification de Satan reproduisent chaque matin, surtout quand ils croient en avoir besoin pour eux-mêmes, un assez bon nombre d’idées justes qu’il a contribué plus que personne à mettre en circulation. La collection de ses œuvres ressemble à cette statue dont il est question dans la Vision de Babouc, qui était composée « de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles. » Aussi le temps a-t-il rongé et détruit une partie de la statue. Il n’est pas aujourd’hui beaucoup de personnes qui, à moins d’y être forcées, lisent les quatre-vingt-douze volumes de l’édition de Beaumarchais. Quant à lui, il se crut obligé de recueillir avec une dévotion scrupuleuse tout ce qui, durant plus de soixante-cinq ans, était sorti de la plume intarissable de Voltaire. Pour donner plus de solennité à cette opération, qui était alors un événement, il fonda, sous le titre pompeux de Société philosophique, littéraire et typographique, une société qui se composait de lui tout seul (« la société, qui est moi, » dit-il dans une de ses lettres intimes), et en même temps, pour n’effaroucher la jalousie de personne, il s’intitula modestement correspondant général de cette société idéale. Il acheta cent soixante mille francs au libraire Panckouke des manuscrits inédits qui ne contenaient guère qu’un morceau véritablement intéressant, les fragmens de la Vie de Voltaire écrits par lui-même. Il dépêcha un agent en Angleterre pour faire l’acquisition, moyennant 150,000 livres, des caractères d’imprimerie les plus estimés de l’époque, ceux de Baskerville ; il en expédia un autre en Hollande pour y étudier la fabrication du papier ; il acheta trois papeteries dans les Vosges, et enfin il s’occupa de chercher hors de France et sur la frontière quelque terrain neutre où il pût fonder avec sécurité un vaste établissement de typographie.

Le margrave de Bade possédait à Kehl un vieux fort, aujourd’hui démoli, dont il ne tirait aucun parti ; Beaumarchais lui demanda l’autorisation de s’établir dans ce fort, en payant, bien entendu, et d’y réunir beaucoup d’ouvriers qui dépenseraient dans son margraviat tout l’argent qu’ils gagneraient à imprimer Voltaire. La proposition était séduisante ; mais il se présentait des difficultés. Beaumarchais, homme de précaution, demandait que le prince s’engageât par écrit,