Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
756
REVUE DES DEUX MONDES.

du dessert. Il faut me laisser faire à présent. » Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée. « Je ne veux pas que tu touches à cela ! dit-elle à Sylvie, qui voulait l’aider ; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle plus belle qu’à Chantilly ! tu m’en as donné, et je m’y connais. — Ah ! oui, la tante !… Dites donc, si vous en avez, des morceaux de l’ancienne, cela me fera des modèles. — Eh bien ! va voir là-haut, dit la tante ; il y en a peut-être dans ma commode. — Donnez-moi les clés, reprit Sylvie. — Bah ! dit la tante, les tiroirs sont ouverts. — Ce n’est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé. » Et pendant que la bonne fenune nettoyait la poêle après l’avoir passée au feu, Sylie dénouait des pendans de sa ct’intuie une petite clé d’un acier ouvragé qu’elle me fit voir avec triomphe.

Je la suivis, montant rapidement l’escalier de bois qui conduisait à la chambre. — jeunesse, ô vieillesse saintes ! — qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le portrait d’un jeune honuue du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale, au cadre doré suspendu à la tête du lit rustique. Il portait l’uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé ; son attitude à demi martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. Quelque artiste modeste invité aux chasses princières s’était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeune épouse, qu’on voyait dans un autre médaillon, attrayante, maligne, élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans, agaçant de sa mine retroussée un oiseau posé sur son doigt. C’était pourtant la même bonne vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l’âtre. Cela me fit penser aux fées des Funambules qui cachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu’elles révèlent au dénoûment, lorsqu’apparaît le temple de l’Amour et son soleil tournant qui rayonne de feux magiques. « Ô bonne tante, m’écriai-je, que vous étiez jolie ! — Et moi donc ? » dit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le fameux tiroir. Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé, qui criait du froissement de ses plis. « Je veux essayer si cela m’ira, dit-elle. Ah ! je vais avoir l’air d’une vieille fée ! »

« La fée des légendes éternellement jeune ! » dis-je en moi-même. — Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d’indienne et la laissait tomber à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s’ajusta parfaitement sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l’agrafer. « Oh ! les manches plates, que c’est ridicule ! » dit-elle. Et cependant les sabots garnis de dentelles découvraient admirablement ses bras nus, la gorge s’encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis, aux