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Le plus proche parent de M. Rossitur, un vieux médecin excentrique, espèce de bourru bienfaisant, voyant ce malheureux sans ressources, lui propose de quitter New-York et d’aller tenter fortune sur un domaine dont ce médecin est devenu le propriétaire. Toute autre chance lui étant enlevée, il faut bien que M. Rossitur se décide à courir celle-ci, bien qu’il ne se sente ni trop d’aptitude pour l’exploitation agricole, ni trop de goût pour la vie des champs. Il se décide donc, et, avec quelques avances obtenues de çà, de là, va prendre possession de ce domaine, qui est justement celui ou Fleda Ringgan a passé son enfance, ce Queechy bien-aimé, dont le souvenir l’avait suivie, même au sein du tourbillon parisien.

C’est à ce moment que la figure de la jeune fille grandit tout à coup. Son oncle, poursuivi par le regret du bien-être qu’il a si follement compromis, découragé par le mauvais succès de ses premiers efforts, mécontent de tout parce qu’il l’est de lui-même, mal vu de ses nouveaux voisins par cela même qu’il est à contre-cœur au milieu d’eux, n’a rien de ce qu’il faudrait pour la lutte à laquelle le sort l’a condamné. Mistress Rossitur, trop longtemps amollie par les habitudes du luxe, n’a pour lui venir en aide, qu’une bonne volonté stérile, un zèle mal dirigé. Tout le fardeau retombe donc sur Fleda, qui l’accepte sans un murmure, et le porte vaillamment. Ici le détail abonde, mais dans une situation pareille et avec une donnée aussi simple, c’est le détail seul qui peut précisée les sacrifices, faire mesurer l’abnégation, passionner les lecteurs pour cet humble héroïsme d’une jeune fille douée des plus belles qualités morales, habituée aux élégances de la vie, préparée aux plus douces jouissances du développement intellectuel sous toutes ses formes, et qui devient du jour au lendemain le factotum d’une pauvre ferme, l’intendant d’un cultivateur ruiné, la cheville ouvrière d’un ménage aux abois. Les obstacles qu’elle rencontre, les secours qu’elle trouve, les combinaisons par lesquelles elle supplée à tout ce qui fait défaut, la gaieté qu’elle affecte, les découragemens qu’elle cache, les injustices qu’elle subit, l’influence dominante que cependant elle acquiert par degrés, et la reconnaissance qu’elle impose sans le vouloir, forment un tableau d’une vérité attachante et d’une incontestable moralité. En même temps, ce tableau nous fait connaître, mieux qu’aucun livre purement didactique, les mœurs rurales des états américains. Dans telle petite scène purement épisodique, — celle, par exemple, où M. Rossitur, fort embarrassé dès le début, est amené par les conseils de sa bien avisée pupille à implorer l’aide d’un riche paysan quelque peu apparenté à sa famille, — resplendit sous son vrai jour cette indépendance que nous ne pouvons nous empêcher d’envier aux compatriotes de Washington. Au milieu du champ à demi labouré, le pied sur le