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à feuilleter un des volumes de la petite bibliothèque échappée à la faillite de M. Rossitur, lorsque la porte, brusquement poussée, livre passage à la tête de Barby Elster.


« — Où est le savon mou ? »

« Le livre de Fleda lui tomba des mains, et son cœur bondit d’épouvante à cette brusque apostrophe, car son oncle était assis auprès de la croisée. Mistress Rossitur releva la tête, confondue en apparence par cette question à brûle-pourpoint.

« — Voyons, reprit Barby, où met-on le savon mou ?

« — Le savon mou ? répondit enfin mistress Rossitur,… mais je ne sais vraiment si nous en avons. Fleda, savez-vous cela, vous ?

« — Je cherchais à me rappeler, chère tante… Je ne crois pas que nous en ayons.

« — Où le tient-on ? recommença Barby.

« — Il n’y en a pas, à ce que je crois, répondit mistress Rossitur.

« — Alors, dites-moi où vous le mettiez.

« — Nulle part… Il n’y en a jamais eu ici.

« — Vous n’avez jamais eu de savon mou !… s’écria miss Elster d’un ton qui en disait bien plus long que ses paroles, puis elle disparut, tirant la porte aussi brusquement qu’elle l’avait poussée.

« — Qu’est-ce que tout cela signifie ? s’écria M. Rossitur, se levant comme poussé par un ressort et se dirigeant vers la porte de la cuisine. Fleda se jeta au-devant de lui.

« — Mais rien… rien absolument, oncle Rolf… Cette pauvre fille n’en sait pas plus long… voilà tout.

« — Eh bien ! il tout lui donner une leçon… Laissez-moi passer, Fleda.

« — Mais, cher oncle, un moment…Veuillez m’écouter… Je vous en prie, ne la grondez pas… Ces gens-ci n’ont aucune idée de certaines convenances… Tenez, laissez-moi lui parler, ajouta Fleda posant ses mains sur les deux bras de son oncle… je me charge de la faire marcher. »

« La colère de M. Rossitur était excitée au plus haut point, et il eût impitoyablement renversé tout obstacle moins doux que celui qui se plaçait entre lui et l’impertinente cuisinière… Si ces mains elles-mêmes l’eussent repoussé un peu plus rudement, si ce regard eût été moins humblement suppliant, Fleda eût certainement échoué ; mais devant une résistance si bien ménagée, il s’arrêta, grondant d’abord, souriant ensuite :

« — Vous… faire marcher cette créature ?

« — Oui, reprit Fleda, riant cette fois et employant toute sa force à repousser son oncle vers le siège d’où il s’était levé… Oui, oncle Rolf, tout ceci ne vous regarde pas. Vous avez, ma foi, bien autre chose à faire… Si quelque chose ici va mal, c’est contre moi qu’il faut vous fâcher… Je serai le fil conducteur du paratonnerre, et je ferai tourner la foudre jusque dans la cuisine, à l’endroit même où elle peut faire le plus de ravages… Voyez-vous, oncle Rolf, nous avons dans l’autre pièce une arme excellente, mais qu’il faut savoir manier… et les précautions qu’il y faut mettre sont d’autant plus indispensables, qu’à défaut de celle-ci, notre arsenal serait complètement vide…