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à la souveraineté du sultan. C’est ainsi que sous une forme religieuse, comme nous le disions, cette affaire des lieux saints n’est qu’une image de la querelle qui vient d’agiter l’Europe. Les Anglais à l’origine ont traité légèrement les réclamations de la France au sujet des sanctuaires de Jérusalem, ils se sont réveillés le lendemain en face de la question d’Orient dans sa redoutable gravité ; ils n’avaient point aperçu que le protectorat français n’avait rien d’exclusivement propre à notre pays, qu’il ne faisait que représenter en Orient l’influence occidentale dans son expression traditionnelle la plus élevée.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que de toutes les nations que les événemens ont amenées à étendre leur action protectrice sur les chrétiens d’Orient, c’est la dernière venue, qui tend à pousser à son degré le plus extrême l’interprétation de ce droit de protection. À quoi cela tient-il ? C’est qu’au fond, il faut le dire, ce n’est plus ici une considération religieuse, c’est une considération politique ; c’est le développement même de la Russie qui suit son cours et marche au même but par des voies diverses depuis un siècle, et c’est là l’autre face de la question orientale. Sans vouloir méconnaître les qualités du peuple russe et du chef qui sert si bien ses aspirations, il est permis de croire que la religion est pour la Russie un grand levier politique, un puissant instrument de grandeur nationale. Constantinople est la métropole de la foi grecque, Sainte-Sophie attend le retour de l’empereur orthodoxe, soit ; mais Constantinople tient aussi les clés de la Méditerranée et de la Mer-Noire. Les chrétiens grecs orientaux ont besoin d’une protection efficace, soit encore ; mais ces chrétiens sont au nombre de onze millions, répandus dans les provinces fertiles d’un vaste empire que la Russie est occupée à démembrer et à ébranler depuis cent ans périodiquement, sinon pour le remplacer d’une manière définitive, tout au moins pour l’asservir à son influence, ainsi que le confessait M. de Nesselrode dans sa note de 1830. Il y aurait d’ailleurs une question à se poser, c’est celle de savoir si ces traités mêmes qu’invoque la Russie justifient ses prétentions actuelles. Nous ne savons quelle est la portée réelle de l’arrangement qui vient d’être conclu. Ce qui n’est point douteux, c’est que le traité de Kainardgi ne peut évidemment contenir le germe d’un protectorat aussi étendu que celui auquel l’empereur Nicolas aspire, et auquel il ne renonce pas sans doute, quel que soit le résultat des négociations récentes. Il y a peu de temps encore, le cabinet de Saint-Pétersbourg rappelait, pour la justification de sa politique, que lors de la constitution de la Grèce, l’ambassadeur français, au nom de son gouvernement, avait fait au chef du jeune royaume hellénique l’abandon du droit de protection de la France sur les chrétiens de cette portion de l’empire ottoman : d’où il concluait que la protection de la France s’étendait dès lors aux sujets mêmes du sultan. C’était tomber dans une erreur singulière, ainsi que le constate M. Famin. Ce n’était nullement comme sujets du sultan que les chrétiens de la Grèce étaient protégés, mais bien comme dépendant de la France ; c’est le titre qui leur avait été donné lorsqu’à une époque antérieure, Venise avait cédé aux rois de France son droit de protection sur les chrétiens de cette partie de la Turquie. Que reste-t-il donc en écartant les prétextes et les subterfuges de l’ambition russe ? Il reste ce fait malheureusement trop certain, c’est qu’au point de vue