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la main jusque sur l’image des dieux, empreint tous ses drames comme d’un signe d’audace humaine se débattant dans l’infini. Pour enfanter de telles choses, il a fallu vivre dans un milieu approprié, contenant tous ces élémens, dans une société qui en était pétrie, — et la conception de ce milieu intellectuel est le véritable fruit qu’on doit recueillir de la lecture de ces poètes spontanés, fruit qu’ils ont formé en quelque sorte de tous les parfums de l’atmosphère dont ils vivaient.


I

En étudiant Eschyle, c’est toujours par le Prométhée qu’il faut commencer. Si cette pièce n’est pas la première en date dans l’ordre des compositions du poète, elle est la plus rapprochée, par sa forme étrange, des représentations liturgiques dont la majesté y est restée empreinte ; elle est aussi la première dans l’ordre chronologique des événemens nationaux dont l’œuvre entière d’Eschyle développait la série. Aucune d’ailleurs n’a été plus mal comprise. Longtemps négligée à cause de sa grandeur même, elle a donné lieu ensuite, quand l’admiration réveillée en a voulu chercher l’intelligence, aux interprétations les plus arbitraires.

Les littérateurs français du XVIIIe siècle, préoccupés de régularité et de vraisemblance humaine, refusaient même d’admettre le Prométhée comme tragédie ; ils n’y voyaient qu’une monstruosité à grand style. Ces personnages symboliques, ce dieu-prophète crucifié et foudroyé parmi les précipices des montagnes, et blasphémant un dieu plus puissant ; l’Océan et ses filles qui viennent, suspendus au milieu des airs, l’admonester ou le consoler ; la nymphe le transformée en génisse, qui passe, poursuivie par l’ombre d’Argus, seulement pour s’entendre prédire les destinées de sa race, tout cela devait en effet dérouter Voltaire et La Harpe, très étrangers au système mythologique de la Grèce, dont Fréret avait pourtant commencé à sonder les rapports historiques.

Plus tard, des critiques allemands, préoccupés d’une théorie qui suppose que les mythologies ont été inventées avec préméditation pour envelopper des idées abstraites, ont cherché dans le Prométhée, comme dans toutes les autres croyances de l’antiquité, des allégories philosophiques. Selon Welcker, dont les savantes recherches sur les trilogies d’Eschyle, contestées sur bien des points, ont cependant répandu de précieuses lumières sur le génie du drame primitif, Prométhée serait la figure de la science ou de la sagesse, humaine, qui, au moyen du feu dompteur des métaux, a créé les arts, et qui, luttant sans cesse contre la nature, se trouve engagé dans la guerre