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connu si l’on n’a pas étudié les premiers phénomènes de sa vie et l’enfance de sa pensée, de même la société ne peut être comprise que si l’on remonte à ses sources, et c’est pourquoi il sera toujours nécessaire, pour la netteté des idées, de savoir échapper à la vie de plus en plus artificielle que les siècles nous font, pour respirer les souvenirs des premiers âges et nous rapprocher le plus possible du point de départ.

Après Homère[1], c’est Eschyle qu’il faut interroger sur l’esprit de la Grèce. Moins simple et moins vaste, plus moderne et plus intense, il s’appuie, avec une attitude plus prononcée et un regard plus austère, sur la même pensée fondamentale. L’étude que nous en essayons n’étant point purement littéraire, nous renoncerons, quoique à regret, à nous arrêter sur la considération du style, sur la puissance expressive d’Eschyle, et cependant, chez lui surtout, le langage est l’explosion de la pensée ; on dirait que son émotion comprimée brise la langue d’Homère pour en réunir les débris en mots nouveaux compliqués connue des symboles, et dont l’image multiple se présente comme un groupe de marbre. Sculpture, peinture, musique, mouvement, le relief, la ligne, le rhythme, je dirais presque la danse sacrée de sa parole, rendent admirablement, par toutes les ressources de l’expression humaine, la nature et la vie particulière de ses ouvrages. D’une simplicité élémentaire dans la composition du drame, il le remplit quelquefois presque tout entier de lamentations lyriques, longues, obscures, monotones, — et telle est néanmoins la vibration magique qui tremble sur toutes ces cordes, qu’on se sent ému en même temps qu’étourdi, parce que sous le mot rude ou éclatant, sous la vétusté du mythe, sous l’image qui rayonne en passant, il y a toujours ou une prière, ou une indignation, ou une pitié. Dans les scènes purement humaines, la passion marche en avant sans détours, la sève dramatique suit avec toute sa force une fibre droite ; il en résulte des effets moins variés, point de ces ondulations de développement qui, dans Sophocle, en allongeant le chemin, multiplient les aspects passionnés de l’âme ; l’énergie, la promptitude, la saillie des caractères, la mesure dans la puissance, n’en élèvent pas moins quelques-unes de ces scènes au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer dans leur genre. Mais lorsque, tâtonnant dans les ténèbres de l’humanité, il vient à toucher quelque objet du monde surhumain, c’est alors surtout qu’Eschyle trouve des cris, des terreurs, des grondemens dont nous sentons la répercussion, malgré la distance qui nous sépare de ses Euménidds, de sa Cassandre et de son Prométhée. Cette foi frémissante au surnaturel, avec la liberté d’esprit qui porte

  1. Voyez, sur Homère et la Philosophie grecque, la Revue du 15 mars 1841.