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il trouve moyen de leur prêter un accent de vérité : il faut quelques instans de réflexion pour découvrir le piège tendu à la crédulité du lecteur. Il possède d’ailleurs une telle richesse d’invention, il y a dans son talent tant d’abondance et de spontanéité, que les esprits les plus sévères sont entraînés vers lui par une invincible sympathie. Tout en condamnant ses égaremens, tout en blâmant son goût pour la déclamation, ils étudient avec vigilance ses moindres tentatives. J’aimerais mieux, pour ma part, qu’il apportât plus de soin et surtout plus de prévoyance dans la conception et la composition de ses œuvres ; telles qu’elles sont, elles méritent pourtant une sérieuse attention, et il est bien rare qu’il n’y ait pas dans ces œuvres un coin qui défie tous les reproches. Il raconte avec bonheur, elles incidens ne lui coûtent rien. Il y a dans la marche de son récit tant d’aisance et de rapidité, qu’il ne semble pas inventer, mais se souvenir. L’auteur des Mystères de Paris, quoique placé bien au-dessous de l’auteur d’Indiana, possède cependant un don précieux, l’art d’exciter, d’enchaîner la curiosité. Malheureusement il sacrifie tout à l’exercice de cette faculté : pourvu que le lecteur soit tenu en haleine, peu lui importe de contenter les hommes sensés, les esprits délicats. Il y a dans son talent un mélange de raffinement et de brutalité qui blesse le goût, mais qui a fondé sa popularité. Par le raffinement, il s’adresse aux âmes que la mollesse a corrompues ; par la brutalité, il plaît à tous ceux qui déifient les appétits les plus grossiers, et le nombre en est grand. Depuis la mort de Balzac, l’auteur des Mystères de Paris est parmi nous le peintre le plus émouvant de la réalité. Il ne recule devant aucun tableau, il se complaît dans l’expression des sentimens les plus hideux, et tout en réprouvant le choix des sujets, je suis forcé d’avouer qu’il sait donner à ses personnages le relief et la vie. Aussi la critique manquerait à sa mission, si elle ne tenait pas compte de cet écrivain très peu littéraire, mais dont l’action sur la foule ne peut être contestée. Cette action a-t-elle été salutaire ? Je suis très loin de le penser, et c’est précisément parce que je la considère comme très dangereuse qu’il m’importe de la définir et de l’expliquer. Malgré ses allures de réformateur, M. Sue n’a corrigé personne, et je suis pleinement convaincu qu’il a semé dans bien des âmes des germes de corruption. C’est pourquoi il me semble utile d’étudier ses procédés. Je ne parle pas de son style, et pour cause : l’auteur des Mystères de Paris n’a point étudié les secrets de notre langue et ne parait guère s’en soucier. Son but unique est d’émouvoir, et pour atteindre ce but, il ne craint pas de surexciter les sentimens les plus vulgaires, les passions les plus basses. Qu’il ignore le danger de pareils récits, ou qu’il en ait conscience, là n’est pas la question. Je n’ai pas à juger les intentions, mais les œuvres ;