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pensées qu’ils expriment sont tellement supérieurs à la vie commune, que je me sens accablé plutôt qu’attendri.

Grandisson, que le XVIIIe siècle déclarait impossible, devient presque vraisemblable si on le compare à Stéphen. Une seule passion domine son âme, mais une passion tellement pure, tellement chaste, que l’esprit le plus austère ne saurait songer à la condamner. L’amour de Stéphen pour Anicée est une conception dont le type ne se trouve assurément pas sur la terre. Chose étrange, que les plus habiles seraient fort embarrassés d’expliquer : cet amour, qui n’a rien de commun avec le limon dont nous sommes pétris, si constant, si désintéressé, que les séraphins pourraient seuls comprendre, si poétique dans son expression, qui se nourrit de lui-même, à qui suffit une lointaine espérance, finit par perdre sa grandeur, et nous semble presque ridicule. Notre admiration a beau demeurer la même, il nous arrive de sourire en lisant les lettres passionnées de Stéphen à Mme de Saules. S’il fallait à toute force trouver le mot de cette énigme, peut-être l’infirmité de notre nature suffirait-elle à la résoudre, lui effet, pourquoi Stéphen et Anicée, qui tout d’abord ont excité notre admiration par la noblesse de leur caractère, perdent-ils une part de leur prestige ? Parce qu’ils vieillissent, et que leur mutuelle exaltation n’est plus de leur âge. Ce n’est pas tout. Anicée a dix ans de plus que son poétique amant ; or, si un homme de vingt-quatre ans peut aimer avec passion une femme de trente-quatre ans, cet amour n’est plus acceptable dix ans plus tard. Si Anicée eût répondu à l’amour de Stéphen lorsqu’elle gardait encore presque tous les charmes de la jeunesse, la durée de cet amour se comprendrait à merveille et n’aurait rien de fabuleux, mais attendre pour épouser Mme de Saules que les fils d’argent se mêlent sur son front aux fils d’or, en vérité c’est un héroïsme que la plupart des lecteurs refuseront de comprendre. Pour justifier la passion persévérante de Stéphen, il fallait absolument invoquer la puissance des souvenirs. C’est pourquoi cette nouvelle apothéose de la femme de quarante ans ne me semble, pas heureuse. Personne ne comprendra que la ferveur de Stéphen ne s’attiédisse pas à mesure que l’objet de sa passion marche vers la maturité. Toutefois je n’entends pas nier tout ce qu’il y a de gracieux et d’exquis dans la peinture de cette passion à ses débuts. Mme de Saules est une charmante créature. Si elle ne se laissait pas adorer comme une madone, je lui pardonnerais son éternelle perfection.

Stéphen et Anicée occupent dans la Filleule presque autant de place que Morenita, qui est pourtant le principal personnage, et le lecteur a presque oublié la fille de la bohémienne, lorsqu’il la voit reparaître avec ses instincts sauvages, que les soins maternels de Mme de Saules n’ont pas réussi à étouffer. L’auteur a fait preuve d’un