Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Soyons juste pourtant, et n’imputons pas aux seuls romanciers la faute où ils sont tombés. Si depuis quelques années ils ont trop souvent négligé l’analyse des passions et la prévoyance dans la composition, le public a sa part de responsabilité dans cette double omission. Jamais l’engouement pour un talent justement populaire n’a été poussé aussi loin que de nos jours. Un succès éclatant devient une garantie d’inviolabilité. N’essayez pas d’avertir un écrivain applaudi lorsqu’il fait fausse route, on vous jette à la face l’accusation d’envie, et trop souvent la critique, pour se mettre à l’abri de ce terrible reproche, fait semblant de s’associer à l’engouement de la foule. Si le public et la critique n’avaient pas témoigné tant d’indulgence pour les moindres ébauches des romanciers, nous ne verrions pas s’accomplir ce qui se passe sous nos yeux ; nous ne verrions pas le roman travailler avec acharnement à violer toutes les lois littéraires. Et qu’on ne m’accuse pas d’exagération, car j’ai prouvé en mainte occasion toute la sympathie que m’inspirent les talens laborieux et sincères. C’est au nom de cette sympathie que je prends la liberté de leur rappeler les conditions fondamentales du genre qui nous occupe. Qu’est-ce qu’un récit qui prend la forme biographique, au lieu de sonder tous les replis d’une action unique ? Est-ce un roman dans la véritable acception du mot ? Pour ma part, je ne le pense pas. Les romanciers paraissent croire que le nombre des incidens dispense de l’analyse des passions : c’est une erreur radicale, que la critique doit combattre en toute occasion. Quel que soit le talent de l’auteur pour la peinture du paysage ou l’invention des incidens, c’est toujours l’homme qui a droit à la première place dans le roman, comme au théâtre, comme dans toutes les formes de la pensée poétique. Or, une fois ce point accordé, et je ne crois pas possible de le contester, l’analyse de la passion domine de bien haut le paysage et les incidens. Plus les incidens se multiplient, plus l’homme s’amoindrit : à mesure que les incidens deviennent moins nombreux, l’homme reprend toute son importance, et condamne l’écrivain bon gré mal gré à l’analyse de la passion.

Ce que je dis aujourd’hui, je l’ai déjà dit plus d’une fois, et cependant je crois utile de le redire encore : l’engouement de la foule pour les romanciers qui ont su gagner ses bonnes grâces oblige la critique à se montrer de plus en plus sévère. Les conditions élémentaires que je rappelle, à défaut de nouveauté, se recommandent au moins par une incontestable évidence : l’étude de l’âme humaine est la substance même de toute poésie. Je n’apprends rien à personne en affirmant que le roman ne peut négliger cette étude sans manquer à sa mission ; mais puisque la foule applaudit à outrance des récits où les passions humaines tiennent trop peu de place, je suis