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qui revenait sans cesse sur sa bouche : — Les Français n’ont jamais rien compris à la dignité humaine.

On beau jour, elle imagina de peindre Ben-Afroun. Mendoce n’oubliera jamais ce portrait, qui lui a sauvé la vie. De quelle manière ? c’est ce que je vais raconter. Un matin il était venu chez elle : on lui dit qu’elle était sortie, et sortie avec son Arabe, qu’elle avait conduit au bois de Boulogne. Il pensa que peut-être elle allait rentrer, et voulut se livrer à la douloureuse fantaisie de l’attendre. Il pénétra dans le salon où d’habitude elle se tenait, et s’assit sur le fauteuil où elle était presque toujours assise. Tout à coup, dans ces lieux qui lui rappelaient tant de vifs et irritans souvenirs, il fut saisi au cœur d’une de ces douleurs ardentes, soudaines, sans merci, qui sont, dans l’orage des passions, l’atteinte imprévue des foudres invisibles. Un de ces poignards élégans, qui ont leur place entre les objets d’art, était près de lui, sur la table où Thécla mettait ses albums et ses fleurs. Il se leva pour saisir cette arme, que la Mort elle-même semblait, en cet instant, lui tendre par un mouvement de pitié. Au moment où sa main s’allongeait vers l’instrument de sa délivrance, son regard tomba sur un portrait.

C’était Ben-Afroun, tel assurément que pouvait seul le reproduire le pinceau de Thécla. Ces personnages naïvement rébarbatifs qu’une ruse, à laquelle les oiseaux du ciel se laissent toujours prendre, place dans les cerisiers, donneraient une juste idée de ce qu’était l’image du guerrier africain. Il y avait un bras surtout qui eût forcé n’importe quel esprit à l’étonnement : c’était un bâton d’une longueur démesurée, terminé par une pomme qui représentait une main d’où sortait une pipe. Involontairement, Mendoce s’arrêta et demeura en contemplation devant cette singulière effigie. Au bout d’un instant, au lieu du poignard qu’il avait déjà presque saisi, il prit son chapeau et sortit. Quand il fut dehors, il ne voulut pas s’avouer ce qui s’était passé dans sa cervelle ; il se l’est avoué depuis, et le voici.

Ce n’est jamais vainement que le ridicule fait des apparitions dans notre vie. On ne peut pas se tuer devant le portrait d’un rival représenté comme l’était Ben-Afroun, surtout quand ce portrait est l’œuvre de la bien-aimée. Dans le triste roman que ma mémoire me raconte, cette histoire aurait pu faire un chapitre intitulé : « Comment un bras trop long dans la portraiture d’un Sarrazin empêcha le seigneur Mendoce de se tuer. » Mendoce, du reste, s’il échappa au suicide, y échappa défait et navré. Le mélange des sentimens qui l’oppressaient formait le plus triste, le plus misérable état où puisse se trouver une âme humaine. Si jamais j’inventais, je ne voudrais pas, à coup sûr, peindre ces complications, véritable écheveau de la fée Carabosse, que nous jette, avec un cruel sourire, la réalité.