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Mais le triomphe de la petite propriété et de la petite culture, c’est, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, l’île de Jersey, qui touche à nos côtes. L’extrême richesse de cette petite île, qui n’a pas plus de 16,000 hectares et qui contient une population de 50,000 âmes, peut être attribuée en partie aux grandes dépenses qu’y a faites de tout temps le gouvernement anglais pour la défendre contre nous ; mais la France aussi fait d’énormes dépenses dans l’île de Corse, qui a bien d’autres ressources naturelles que Jersey, et cette île est restée pauvre et improductive malgré tout ce qu’elle nous coûte. La population est douze fois plus condensée à Jersey qu’en Corse, et elle jouit d’une bien plus grande aisance. Guernesey et Aurigny rivalisent presque avec Jersey, et ce n’est pas sans raison qu’on les compte toutes trois parmi les plus beaux joyaux de la couronne britannique.

Nulle part, la différence actuelle entre un pays anglais et un pays français ne ressort plus péniblement qu’en comparant l’île de Jersey aux côtes françaises qui lui font face. Elle surgit à l’entrée d’un golfe dont les deux bras sont formés d’un côté par le département de la Manche et de l’autre par celui des Côtes-du-Nord. Climat, sol, produits, race d’hommes, tout est semblable. Ces deux départemens figurent parmi les plus prospères de France ; celui de la Manche occupe le huitième rang sur quatre-vingt-six, et celui des Côtes-du-Nord le douzième, comme densité de population et de richesse, et cependant quand Jersey compte plus de 300 habitans par 100 hectares, la Manche n’en compte que 100, et les Côtes-du-Nord que 90, et la même disproportion se fait remarquer soit dans le produit brut, soit dans le produit net des cultures. Bien évidemment cette fois le contraste ne peut être attribué à la grande propriété et à la grande culture, puisque le sol est bien plus divisé à Jersey que chez nous : il faut absolument reconnaître que les véritables causes sont ailleurs. Ce coin de terre a joui sans interruption depuis plusieurs siècles d’une indépendance à peu près complète, et par suite, des deux plus grands biens de ce monde, la paix et la liberté ; il n’a connu ni le mauvais gouvernement, ni les révolutions, ni les guerres qui ont arrêté si souvent l’essor de ses voisins de France : il a été plus favorisé sous ce rapport que l’Angleterre elle-même, et son heureuse condition est la démonstration la plus éclatante de ce que j’ai essayé de prouver.


LEONCE DE LAVERGNE.