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par du bruit. À cet effet, M. Liszt vient de faire construire un piano monstre qui doit lui coûter, assure-t-on, cinquante mille francs, et sur lequel il pourra frapper impunément sans craindre de briser autre chose que le tympan de ses auditeurs. C’est à Paris que M. Liszt viendra d’abord essayer l’effet de sa nouvelle invention, et puis il s’en ira à travers le Nouveau-Monde, passant de l’Amérique du Nord à l’Amérique, du Sud, franchissant les Grandes-Indes, touchant à la Chine, où il jettera les germes d’une nouvelle civilisation musicale, traversant l’Asie en laissant à droite la Mer-Noire, etc. — et puis, seigneur, que ferons-nous ? — Nous retournerons à Weimar jouir en paix du fruit de nos conquêtes. — On connaît la sage réponse de l’ami de Pyrrhus, qui fut aussi dédaignée du roi d’Epire qu’elle le serait de M. Liszt.

Pendant que M. Liszt persiste dans son impénitence finale, un autre pianiste. M. Thalberg, revient à de meilleurs sentimens. Ce grand artiste, qui a moins abusé que son rival des effets de prestidigitation, s’aperçoit, un peu tard, il est vrai, qu’il en est de l’art de jouer du piano comme de l’art de chanter, où les tours de force mènent droit à la barbarie. Aussi, pour remédier autant qu’il est en lui au mal qui frappe toutes les oreilles, M. Thalberg vient de publier un ouvrage plein d’intérêt sous ce titre : L’art du chant appliqué au piano. Dans une préface fort bien sentie, M. Thalberg proclame cette vérité incontestable et trop longtemps méconnue, que l’art de chanter est le même pour tous les instrumens, et qu’en s’éloignant de ce principe, les pianistes modernes ont sacrifié à une fausse théorie, où la sonorité et la difficulté vaincue étouffent l’idée mélodique et la véritable expression. Bach, Haydn. Mozart, Clementi, Hummel. Beethoven, Weber, Mendelssohn, Chopin, tous ces génies créateurs de la bonne musique de piano témoignent de cette grande vérité, — que le mécanisme doit être l’humble serviteur du sentiment ! Dans un choix de morceaux empruntés aux plus grands maîtres et transcrits pour le piano avec une fidélité scrupuleuse, M. Thalberg s’efforce de montrer l’évidence du principe qu’il a émis dans sa préface. À la bonne heure, à tout péché miséricorde ! M. Thalberg avait beaucoup à se faire pardonner de la critique, puisqu’il a enfanté M. Prudent et toute une école de tristes imitateurs dont il serait temps de faire justice.


P. SCUDO.