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De tous les débiteurs aristocratiques de Beaumarchais, le plus original, sans contredit, est le prince de Nassau-Siegen, représentant de la branche catholique de la maison de Nassau. On ferait une comédie des rapports de Beaumarchais avec ce prince et la princesse sa femme, qui n’est pas moins bizarre que son mari. Ces rapports d’amitié très intime ont duré plus de dix ans, et les nombreux témoignages qui en restent dans les papiers de l’auteur du Mariage de Figaro offrent les élémens d’un tableau de mœurs assez curieux que nous nous contenterons d’esquisser. Tous les survivans de l’ancienne France qui nous ont laissé leurs souvenirs sur la période qui précède la révolution, M. de Ségur, le duc de Lévis, le prince de Ligne, Mme Lebrun, etc., tous s’accordent à présenter le prince de Nassau-Siegen comme une des figures les plus étranges de son temps. « C’était, dit M. de Ségur, un vrai phénomène au milieu d’un temps et d’un pays où l’effet d’une longue civilisation est de donner à tous les esprits une ressemblance uniforme. » — « Le prince de Nassau, dit le duc de Levis, avait la plupart des qualités qui composent les héros, leur caractère entreprenant, une prodigieuse activité, l’amour de la gloire et un souverain mépris pour la vie. Il a recherché les occasions de se signaler, et ces occasions ne lui ont pas manqué ; cependant il n’a laissé que la réputation d’un aventurier, et pendant sa vie il eut plus de célébrité que de considération. » On peut déjà reconnaître là quelque analogie qui contribuera à expliquer l’intimité de Beaumarchais et du prince dont nous allons d’abord résumer la vie. Le prince de Nassau avait par sa grand’mère, Charlotte de Mailly, tante de la duchesse de Châteauroux, du sang français dans les veines ; son origine même passait pour être complètement française, attendu que la légitimité de son père, quoique reconnue par un arrêt du parlement de Paris, avait été contestée et repoussée en Allemagne par le conseil aulique. Dès sa jeunesse, Nassau se trouva ainsi prince allemand reconnu en France, repoussé en Allemagne et dépourvu de principauté. À quinze ans, il était engagé dans un régiment français comme volontaire ; à dix-huit ans, il était capitaine de dragons, et il débutait par faire le tour du monde avec Bougainville. Là, il avait eu des duels fameux avec des tigres et des lions qui l’avaient fait surnommer le dompteur de monstres, et à son retour il avait été nommé colonel du régiment royal-allemand (cavalerie). Quoiqu’il aimât de préférence le séjour de Paris ou de Versailles, il menait la vie d’un paladin du moyen âge, toujours en quête d’aventures et d’entreprises de guerre. Partout où l’on se battait en Europe, on était sûr de le rencontrer : tantôt commandant une batterie flottante au siège fameux de Gibraltar, on le voyait quitter le dernier à la nage son bâtiment incendié et regagner le rivage, le sourire aux lèvres, sous une grêle de boulets ;