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« M. de Sartines et M. de Vergennes me demandent souvent de vos nouvelles avec intérêt, je réponds toujours par un : — Hélas ! il cultive son jardin ; et pour le coup, comme disait Louis XV, il s’occupe à penser fortement… ses chevaux[1]. J’ai l’honneur d’être, monsieur le comte, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »
« Paris, ce 28 septembre 1778. »


Cependant, si Beaumarchais refuse d’aventurer 100,000 francs en les prêtant à un écervelé, il aime assez à prêter aux grands seigneurs en général. Cela lui fait comme une clientèle de débiteurs patriciens qui l’aident parfois à surmonter les difficultés de sa situation ; mais s’il aime à prêter, il aime assez d’ordinaire à être payé. Quand un seigneur, fût-il prince, lui semble positivement y mettre de la mauvaise volonté, il écrit des sommations assez vertes. C’est à une sommation de ce genre que s’applique le billet suivant du prince de Luxembourg à Beaumarchais.


« Je n’ai pas oublié, monsieur, la manière noble et honnête dont vous avez bien voulu m’obliger, et si de malheureuses circonstances ne m’avaient tourmenté, mon premier soin aurait été de m’acquitter envers vous ; mais soyez persuadé que sous peu de jours j’irai moi-même vous porter votre argent, et en vous remerciant de votre honnêteté, vous témoigner le regret que j’ai d’avoir été si peu exact, et vous assurer des sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« Le prince de Luxembourg[2]. »
« Ce 9 octobre 1783. »


En revanche, quand un grand seigneur paie exactement, Beaumarchais l’encourage dans cette bonne habitude par les lettres les plus flatteuses. C’est ainsi qu’il écrit au comte de Polastron, qui lui rend de l’argent prêté : « Votre lettre, monsieur le comte, respire la candeur et la vertu chevaleresque de nos bons aïeux ; je suis vraiment charmé de vous avoir obligé, » tandis qu’il écrira à la vicomtesse de Choiseul, qui prend des lettres de rescision contre ses créanciers et veut le fourrer, dit-il, dans cette Saint-Barthélemy : « Quand on a sauté ainsi à pieds joints par-dessus les honorables procédés, on ne doit point être étonné, madame la vicomtesse, qu’il ne reste plus de relations que les rigoureuses procédures. »

  1. Allusion à un mot très connu de Louis XV, adressé à ce même comte de Lauraguais, qui se vantait d’avoir appris en Angleterre à penser. Ce mot, par parenthèse, est nié par le prince de Ligne, qui déclare dans ses souvenirs qu’il n’est pas de Louis XV. Or, le témoignage de Beaumarchais détruit l’assertion du prince de Ligne, puisque son allusion s’adresse à M. de Lauraguais lui-même.
  2. Quand on compare ce billet si poli du prince de Luxembourg au billet si insolent écrit vingt ans auparavant dans une circonstance exactement semblable par un mince hobereau nommé M. de Sablières, billet que nous avons cité en son lieu, on peut se faire une idée du changement opéré durant ces vingt ans dans la situation de Beaumarchais.