Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/150

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

en temps à son glorieux ami, placé, dit-il, à la tête des guerriers de l’Europe, les susceptibilités de la vie réelle, et qu’il ne serait pas mal de faire voir à ses créanciers au moins quelques écus.


« Mon prince, lui écrit-il, vos chevaux, saisis entre les mains du duc de Lauzun, ne se vendent pas et se mangent… Les fonds de la vente de Villers ne rentrent pas non plus… Je ne vous envoie pas toute votre escopeterie, que ce malheureux armurier Toupriand a déposée chez moi, lorsque j’ai donné l’argent pour la retirer du mont-de-piété, parce que cet armurier a mis une opposition entre mes mains qui ne peut être levée qu’à la solution de tous ses comptes avec vous. Vous m’avez demandé un bon chirurgien ; comme le métier que vous faites vous rend cet homme indispensable, je vous envoie ce chirurgien utile en même temps que vos inutiles valets… Je vous renvoie vos diamans, dont je n’ai fait aucun usage, parce qu’il y a trop loin de la valeur que les joailliers, les revendeurs et les juifs leur donnent à celle que vous leur attribuez… Je n’ai pu payer la lettre de change que la princesse a tirée sur moi de Varsovie, parce que je n’ai plus d’argent libre après tout celui que j’ai avancé pour vous… Cependant vous avez vos succès militaires qui consolent mon amitié : le grand homme en jupons qui gouverne la Russie, cette tête de héros sur un beau corps de femme[1], n’a pas manqué de saisir l’occasion de vous faire servir au triomphe de ses armes ; je vous félicite de nouveau de son auguste bienveillance. J’ai fait l’addition de tous les corps d’armée que vous allez joindre, ils montent à quatre cent soixante-dix mille hommes, selon votre lettre. Avec de pareilles forces, on prendrait l’univers. Preux chevalier, vous avez son portrait ; vous lui crierez de loin : — Dame de mes pensées, je vais combattre pour vous. — Volez donc à Constantinople, mais surtout ne vous faites pas tuer ; c’est ce que je vous demande, et l’avenir est à nous. Adieu, mon prince, je suis, avec un attachement inviolable, etc.

« Caron de Beaumarchais. »


On comprendra la vivacité de cette exclamation, — ne vous faites pas tuer, — qui se reproduit dans plusieurs lettres de Beaumarchais au prince de Nassau, quand on saura que ce guerrier, connu par sa témérité, était en ce moment tout à la fois l’ami de l’auteur du Mariage de Figaro et son débiteur d’une somme de 125,000 francs. Beaumarchais du reste se montre ici un créancier fort complaisant, car soit qu’il juge que beaucoup d’insistance ne l’avancerait à rien, soit par une suite de son amitié, je le vois écrivant au prince de Nassau à Saint-Pétersbourg, en date du 25 avril 1791 :


« Le motif de la cherté du change que vous m’avez donné, mon prince, dans votre dernière lettre pour me faire adopter le reculement de votre acquit envers moi ne vous ayant point arrêté pour des gens qui vous ont obligé avec un zèle moins vif et moins pur, m’aurait semblé l’effet de quelque mé-

  1. Ces ligues, écrites en 1786, sont un peu hyperboliques, attendu qu’à cette époque Catherine avait cinquante-sept ans, et que sa taille peu élevée était envahie par un embonpoint assez disgracieux ; mais Beaumarchais voyait l’impératrice à distance.