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rassurer les rayas, en vain les patriarches des différens rites déposaient-ils aux pieds de sa hautesse l’hommage de leur reconnaissance ; la Russie voulait à toute force que la religion grecque fût menacée, même persécutée, et elle cantonnait cinquante mille de ses soldats sur la rive gauche du Danube, chez les malheureux Moldo-Valaques, qui paient chèrement aujourd’hui cette lourde et inutile protection. Le passage des Dardanelles semblait être une mesure indiquée par les circonstances, justifiée par l’agression dont le territoire ottoman était l’objet en violation flagrante du traité d’Andrinople et de la convention de Balta-Liman, commandée enfin par tous les calculs de la politique ; mais le cabinet de Saint-Pétersbourg proclamait qu’un acte de guerre n’était pas la guerre. On eut l’air d’admettre cette étrange doctrine, et l’Europe négocia. Les cabinets firent les plus loyaux efforts pour maintenir la paix, ménager les amours-propres et réconcilier les deux parties. À Vienne et à Berlin néanmoins, tout autant qu’à Paris et à Londres, on disait sa pensée avec une franchise qui l’emportait — ici sur des considérations de famille, là sur la reconnaissance des services rendus. Quant à la Turquie, elle gardait pendant ce temps une attitude correcte ; elle armait, mais sans bruit, sans fracas, sans opposer fanatisme à fanatisme. Quoi qu’il advienne, sa sagesse et sa fermeté dans ces mauvais jours resteront pour elle un titre d’honneur. Les puissances étaient enfin tombées d’accord sur un projet de rédaction qui substituait à la note obligatoire exigée par M. le prince Menchikof une note polie et contenant tout ce que la Porte pouvait accorder, on le croyait du moins, sans entamer son indépendance. L’empereur de Russie accepta cette note avec un empressement qui devait faire craindre le refus de la Porte. C’est en effet ce qui arriva, et les rôles semblèrent intervertis. À Saint-Pétersbourg, on s’était montré habile ; à Constantinople, on avait été maladroit. Ce n’était donc plus l’ambition du tsar, mais l’obstination du sultan qui menaçait la paix du monde. Cette phase, la plus singulière des affaires d’Orient, dura peu. Une dépêche de M. le comte de Nesselrode, adressée en date du 7 de ce mois à M. le baron de Meyendorff, ministre de Russie à la cour d’Autriche, et dont les journaux ont publié l’analyse, est venue rétablir la vérité des situations et justifier les appréhensions de la Porte. Le cabinet de Saint-Pétersbourg ne veut pas des amendemens proposés par RechiD-Pacha, parce que les phrases qu’ils remplaceraient dans la note émanée de la conférence de Vienne attribuent à l’empereur Nicolas, selon l’interprétation complaisante de son chancelier, un droit de surveillance et même d’ingérence dans les rapports du sultan avec ses sujets chrétiens. Ainsi, entre la note de M. le prince Menchikof et celle de la conférence, M. le comte de Nesselrode n’établit aucune différence ; on entend faire le même usage de l’un ou l’autre de ces documens. Ce n’est pas à la Russie que l’Europe aurait dit : Arrête-toi ; c’est à la Turquie qu’elle aurait dit : Soumets-toi ! Voilà en quelques mots où les choses en sont aujourd’hui, et de même qu’au début de la crise il ne s’agissait pas des lieux-saints, de même aujourd’hui il ne s’agit pas des privilèges de l’église grecque : c’est l’empire ottoman qui est en cause ; on lui offre nettement l’alternative du vasselage ou de la ruine ; on le livre, en attendant, à toutes les chances d’une révolution intérieure ; on le contraint à appeler à son aide les tribus à demi barbares de l’Asie ; on le jette dans des dé-