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contribuer à m’isoler encore du monde extérieur[1]. Pendant un voyage de ma mère à Twer, je l’avais remplacée dans les travaux du ménage. Ces soins me fatiguaient beaucoup, d’autant plus que j’y apportais une attention toujours distraite, et qui multipliait nécessairement mes occupations par les oublis que j’avais sans cesse à réparer. Heureuse enfin d’avoir achevé ma besogne, j’avais rejoint mon père sur son banc favori, sous le filleul du jardin, et j’avais commencé à lui lire l’Évangile selon saint Jean. En arrivant au dix-septième chapitre, je sentis que ma voix faiblissait. Aux mots: «Mon père, l’heure est venue, » elle s’éteignit tout à fait; mes yeux se fermèrent, et une torpeur singulière s’emparant de tous mes membres, je perdis connaissance.

Comment te décrire, maîtresse, ce singulier état, cet engourdissement des sens et cette activité de l’âme? Un moment, mon père me crut évanouie; mais, en remarquant ma respiration régulière, mes joues doucement colorées, il présuma que je n’étais qu’endormie. Otant doucement le livre de mes mains, il continua à lire le chapitre interrompu. Bien qu’il ne lût que des yeux, je crus entendre tous les mots de cette magnifique prière, comme si une voix intérieure me les eût récités. Non-seulement je crus les entendre, mais j’en compris le sens merveilleux pour la première fois. Après avoir achevé sa lecture, mon père fit le signe de la croix et ferma le livre. Je soupirais profondément, et je repris connaissance. — Tu as dormi, ma petite amie[2], me dit-il; ton esprit est vigilant, mais ton corps est faible. Rentrons maintenant, car la rosée du soir commence à tomber, et pour nous autres vieillards l’humidité ne vaut rien. — Je le suivis en silence, me demandant avec inquiétude si j’avais dormi en effet, ou si, comme saint Paul, j’avais été transportée hors de mon corps. Peu à peu l’impression de ce que je prenais pour un rêve s’effaça, et je finis par n’y plus penser.

En second accès plus long, survenu quelques semaines plus tard, renouvela toutes les impressions du premier; un autre le suivit après un assez long intervalle, et bientôt ces singulières attaques se

  1. La maladie qui avait affligé la paysanne dont je recueille ici les souvenirs est très répandue parmi le peuple russe. La cause de cette maladie bizarre est un état de surexcitation nerveuse, produit probablement par l’usage immodéré des bains de vapeur et par les fréquentes variations de la température. L’abstinence excessive que s’impose le Russe à certaines périodes de l’année, pour obéir aux règles de son église, n’y est pas non plus étrangère. J’ai connu moi-même une villageoise qui avait souffert, comme le principal personnage de ce récit, de paroxysmes étranges, d’accès cataleptiques, qui la surprenaient principalement pendant les offices de l’église.
  2. Le mot ami, témoignage d’une tendresse toute particulière, est rarement employé en Russie. Il a un sens très exclusif. Les époux s’en servent quelquefois, surtout en se désignant l’un l’autre à des étrangers; les parens l’appliquent aussi à leurs enfans.