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que les poèmes homériques. Si les chœurs d’Esther, d’Athalie, réunissent tous les suffrages par l’élégance du langage et l’élévation des sentimens, on peut sans impiété discuter la fidélité des tableaux présentés par le poète. Il serait imprudent sans doute de reprendre les sujets traités par Racine; mais il n’y a ni témérité ni présomption à s’engager dans la voie ouverte par lui sans suivre ses traces. Quoique Racine, en effet, pour écrire Esther et Athalie, se soit nourri de l’Ancien Testament, quoiqu’il ait dérobé tantôt au Livre des Rois, tantôt aux prophètes plus d’une expression hardie, plus d’un ton inattendu, ces deux admirables tragédies sont un peu trop françaises. Un poète qui choisirait dans la Bible un sujet tragique pourrait se montrer plus vrai, je ne dis pas dans le domaine des sentimens humains, mais dans le domaine historique Ce dernier genre de vérité, dont Racine se souciait peu, n’est pas d’ailleurs la seule nouveauté que devrait se proposer un poète de nos jours. Si la vie familière trouve une grande place dans la poésie grecque, elle ne tient pas une place moins importante dans l’Ancien Testament. C’est pourquoi je pense que la tragédie biblique offrirait un puissant intérêt, si le poète acceptait franchement les conditions que je viens d’énoncer.

La vieille Italie se prêterait aussi docilement que la Grèce et la Judée au renouvellement de la forme tragique. J’admire aussi vivement que personne Horace et Cinna, Sertorius et Nicomède; je pense pourtant que les poètes de nos jours pourraient interroger Tite-Live et Tacite sans manquer de respect pour le génie de Corneille. L’histoire du peuple romain est aujourd’hui mieux étudiée, mieux comprise qu’au XVIIe siècle. Nous attachons plus d’importance aux traits qui lui appartiennent en propre, et nous ne cherchons pas dans la vieille Italie l’image de la France. Nous tenons compte de tous les élémens dont se compose la vie d’une nation, depuis l’industrie jusqu’à la religion. Si les poètes s’adressaient aujourd’hui à la patrie de Brutus et de Néron, ils seraient forcés d’être nouveaux sous peine de n’être pas écoutés, et quand je dis nouveaux, je n’ai pas besoin d’expliquer la portée de ma pensée : le respect de l’histoire serait une véritable nouveauté au théâtre.

Il y a pour la tragédie ainsi conçue, ainsi renouvelée, un écueil facile à prévoir. Il est à craindre que la Grèce, la Judée, l’Italie, mieux étudiées, mieux comprises, ne détournent les poètes tragiques de l’analyse et de la peinture des sentimens humains. C’est un danger sans doute, mais il ne faut pas l’exagérer. L’histoire sans la philosophie n’est qu’un passe-temps puéril, et j’aime à croire que les poètes qui auraient pris la peine de sonder l’antiquité n’oublieraient pas d’interroger leur conscience avant de se mettre à l’œuvre. L’écueil dont j’ai parlé ne serait vraiment périlleux que pour les esprits