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Les immenses pouvoirs du prince Woronzoff lui ont surtout été donnés pour mettre un terme, s’il est possible, à l’épouvantable corruption des fonctionnaires de tous ordres. Déjà, à plusieurs reprises, on avait fait justice de bien des abus; c’est ainsi que, sous l’administration du baron de Rosen, son gendre, le général prince Dadian, apostrophé par le tsar au milieu d’une revue, fut dégradé publiquement et condamné à quitter son brillant uniforme pour endosser la casaque du simple soldat. Les désordres, la concussion, le pillage des caisses publiques, étaient presque passés à l’état de choses régulières. Le général Neidhardt, le plus intègre des généraux qui ont précédé le prince Woronzoff, était taxé de pédantisme parce qu’il voulait tout voir de près; mais le général Neidhardt était mal secondé. Armé de la souveraine autorité des tsars, le prince Woronzoff a procédé à son œuvre avec une résolution inflexible. L’étable d’Augias est aujourd’hui nettoyée en partie. Des centaines d’officiers ont été dégradés, et quelques-uns de ceux-là occupaient les positions les plus hautes; presque tous les fonctionnaires civils, préfets, sous-gouverneurs, administrateurs de districts, qui pillaient à la fois le trésor public et les malheureux indigènes, ont été traînés devant les juges sur les bancs des voleurs. Autant le prince se montre impitoyable pour les Russes prévaricateurs, autant il est bienveillant à l’égard des indigènes. La plupart des Adighés lui sont dévoués; il envoie des présens aux chefs, il leur donne même des secours en argent, et leur fournit, par maintes concessions habiles, le moyen de bien vendre leurs denrées sur les marchés moscovites. Il n’est pas rare de voir des chefs autrefois redoutés visiter le prince dans son palais de Tiflis et assister à ses fêtes. Quant aux Tchétchens, il a compris que ce serait une duperie de vouloir nouer des relations amicales avec eux; tant que Shamyl sera vivant, il ne faut pas s’attendre à voir cesser la guerre sainte.

A l’époque où le prince Woronzoff vint prendre le commandement du Caucase, Shamyl n’était plus le chef que nous avons vu succéder à Hamsad-Beg. Son autorité était immense. Les Awares, les Kistes, les Kumikes, d’autres peuplades encore, subjugués par l’éloquence entraînante du prophète, avaient oublié leurs vieilles haines pour s’associer aux Lesghes et aux Tchétchens. Naguère il ne gouvernait qu’un petit nombre de tribus; c’était maintenant un peuple tout entier. Pour arriver à ce grand résultat, que d’efforts il lui avait fallu, quelle habileté, quel génie politique! Shamyl n’est pas seulement un homme de guerre, c’est un législateur. Soumettre les princes des tribus, fonder une monarchie théocratique au milieu d’une barbarie féodale, réconcilier des peuplades hostiles, leur donner à toutes une seule croyance, constituer une armée régulière chez