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peuples s’accoutument à cette idée, et les imaginations travaillent. De grands événemens historiques sont venus en aide à cette politique des tsars. Un jour Napoléon, maître de l’Europe, veut frapper la Russie; il y entre, et malgré ses victoires il est forcé de battre en retraite au milieu d’effroyables désastres : nouveau symptôme qui trouble l’esprit des peuples et propage cette vague croyance à je ne sais quelle force irrésistible. Eh bien! ce prestige des choses cachées, ce mystère si soigneusement entretenu, quelques précautions que l’on prenne, il y a un point où il s’arrête. Nous avons apprécié sans passion le rôle de la Russie dans la guerre du Caucase, nous avons signalé la valeur des soldats et le mérite de plusieurs généraux; nous continuerons de parler avec franchise. Or voici plus de vingt-cinq ans que la Russie, sous les yeux de l’Europe entière, est tenue en échec par quelques milliers de Caucasiens. On ne sait pas exactement tout ce qui se passe au Caucase; il y a pourtant un fait certain, un fait que toutes les précautions des bulletins officiels ne sauraient atténuer : la Russie avance sans doute, mais elle avance lentement, péniblement; elle paie d’un sang précieux chaque pouce de terrain qu’elle envahit, et elle n’est jamais sûre le lendemain de sa conquête de la veille. C’est que cette mystérieuse destinée dont se prévaut la Russie, Shamyl l’ignore et ne s’en inquiète pas : confiant dans son droit, défendu par la forte nature qui l’abrite, il va droit aux Russes et il livre bataille. Il y a là une leçon qui ne doit pas être perdue. Certes, on ne peut le nier, la Russie pèse d’un grand poids dans la balance des intérêts européens; mais s’il arrivait que cette valeur fût exagérée par je ne sais quelle exaltation des esprits, les périls imaginaires seraient bien pires que les dangers réels. Accoutumons-nous à voir les choses telles que la vérité nous les montre. Il y a cent ans à peine, la diplomatie traitait le pays de Pierre le Grand et de Catherine avec trop de dédain; aujourd’hui on paraît tenté de lui accorder une importance qui détruirait l’équilibre des états. Entre ce dédain qui laissait grandir l’empire des tsars et ces vaines anxiétés qui en doubleraient l’action morale, il y a place pour une vigilance clairvoyante et active. Le jour où l’Europe sera résolue à faire son devoir sans faiblesse comme sans bravade, le jour où elle voudra savoir ce qui est et se rendre compte des choses possibles, le jour enfin où la Russie sera pour elle une grande et sérieuse puissance à coup sûr, mais non pas ce prestigieux adversaire dont les imaginations s’alarment, ce jour-là, — qu’elle soit obligée ou non à tirer l’épée du fourreau, — elle ne croira plus que la liberté du monde soit menacée, et elle ne verra plus se dresser sans cesse à l’horizon les fantômes qui troublent son repos.


SAINT-RENE TAILLANDIER.