Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/467

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et demi, soixante-sept concessionnaires qui, soldats de nom seulement, travaillaient pour eux et non pour lui. En outre, une somme d’environ 200,000 francs est réellement restée à la charge du trésor soit pour la construction de dix maisons, d’un fossé et d’un bout de mur d’enceinte qui furent mis en état par le génie militaire avant l’arrivée des colons, soit pour d’autres dépenses et faux frais. Malgré la magie des apparences, l’avantage de l’économie pour l’état se réduit donc dans ce système aux mêmes proportions que les avantages de la communauté pour les colons.

Le maréchal n’en conservait pas moins toute sa verdeur d’illusions deux ans après cette épreuve concluante. Aussi le cortège mit-il pied à terre en arrivant à Beni-Mered. Ce village, d’un aspect moins riant et moins frais que Boufarik, s’annonce bien néanmoins, et pouvait à beaucoup de titres justifier l’orgueil de son fondateur. A l’intérieur, tout respire l’aisance; les colons ont grandement fait prospérer leurs affaires depuis qu’on leur en a laissé le soin. A l’époque de cette visite, il y avait dans le village, et appartenant à divers colons, 49 chariots, environ 70 paires de bœufs, une vingtaine de chevaux et mulets, 300 moutons ou chèvres, 2,000 pores, etc. Tout concourait à produire cette prospérité, terres magnifiques, eaux abondantes, route fréquentée, et enfin l’avantage inappréciable, dont avaient joui les colons pendant trois années, de n’avoir pas à prélever leur subsistance sur les produits de leur travail, et d’avoir toujours sous la main ce qui leur était nécessaire pour produire.

La colonne élevée à la mémoire de Blandan et de ses compagnons, dans l’axe même de la route droite qui va de Boufarik à Blida, donne de loin au village de Beni-Mered un certain aspect monumental. Un vaste bassin de fontaine entoure le pied de la colonne taillée en forme d’obélisque et revêtue d’une inscription qui en rappelle l’objet. Les maisons sont là aussi des maisons d’uniforme et à deux compartimens, ayant chacun son entrée dans une salle basse. Cette uniformité n’a rien d’égayant; elle est seulement rompue par les maisons de 26 colons civils qui ont été ajoutés en 1844 aux 67 colons militaires, et qui ont bâti comme ils l’ont voulu dans un coin séparé. Le maréchal montra tout en détail à ses hôtes, leur expliqua le mécanisme de son système, glissa un mot sur l’aveuglement des colons qui l’avaient méconnu, et sembla en appeler aux colons futurs, mieux éclairés par l’expérience.

A Blida, où nous devions coucher, nous laissâmes nos voitures pour ne plus les reprendre. Nous quittions le territoire civil pour entrer dans ce qu’on appelait le territoire mixte, mais qui était déjà le véritable pays arabe, pays sans routes, sans villages, sans ponts. Nous allions longer le territoire de ces fameux Hadjoutes, autrefois la terreur d’Alger, aujourd’hui réduits à rien, escalader ce formidable col de Mouzaïa où tant de sang français a coulé dans les premières années. Nous allions, avec une faible escorte, mettre un maréchal de France gouverneur général à la merci de populations frémissantes encore des convulsions qui n’avaient pas alors cessé d’agiter les extrémités reculées du pays. C’était exposer à de rudes tentations les fidélités douteuses. Ce petit grain de danger, presque chimérique d’ailleurs, ne déplaisait évidemment pas au maréchal; il aimait du moins à en voir l’idée lointaine miroiter dans les imaginations et à montrer avec quelle sécurité il pouvait braver les