Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/493

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défrichemens, et c’est grâce à ses travaux surtout que le chiffre total des défrichemens du village avait pu s’élever jusqu’à 40 hectares. Un tiers des concessions était devenu désert; on ne voyait que maisons vides et fermées, les murs à moitié décrépis par les pluies, les volets descellés et pendans ou battant au vent. Que si vous vous informiez du sort de ceux qui les avaient occupées, on vous répondait : Celui-ci a abandonné, celui-ci aussi, cet autre également. Cinq familles étaient dans ce cas. Mais celle-ci ? Morts. Et celle-ci ? Morts. Et celle-ci encore ? Orphelins; le père est mort. Quant aux vingt concessionnaires survivans, ils se mouraient, et je raconterai des funérailles.

Non loin de Zeralda, et à quelques pas de la route, on voit encore une grande baraque en bois qui a grisonné au soleil, et dont personne n’a jamais vu les portes ou les volets ouverts. La tradition du pays rapporte que cette baraque a été l’habitation de trois frères normands qui étaient venus s’établir là avant la fondation du village. Tous les trois y attrapèrent la fièvre. Le premier mourut, et les deux autres creusèrent sa fosse dans la broussaille; le second aussi mourut; celui-là encore laissait un survivant. Enfin le troisième mourut, et l’on ne sait dire par qui les portes et les volets ont été fermés. Ce n’est peut-être là qu’une légende, et je crois deviner à quelles fins administratives cette baraque aurait été dressée près de cette route[1]; mais combien cette légende est sincère dans un tel pays, et comme elle en est l’histoire ! Ne demandez pas aux vivans de Zeralda où sont les morts. Là chacun enterre les siens où il veut, et souvent le lendemain la mort l’emporte lui-même avec son secret.

Un matin, vers trois heures et demie, j’ouvrais ma fenêtre à Staouéli. Le jour s’annonçait à peine; l’air était frais et vif, et je contemplais, avec l’imagination plus encore qu’avec les yeux, les cimes embrumées de l’Atlas par- dessus la chaîne des coteaux d’Ouled-Fayet, de Saint-Ferdinand et de Maëlma. Bientôt les formes d’une charrette se dessinent sur la route de Koléah, qui traverse la concession des trappistes, et passe à quelque cent pas du monastère. Arrivée au bout de l’avenue, la charrette quitte la route et se dirige vers le couvent. Je me demandais ce qu’elle y pouvait venir faire à pareille heure, lorsqu’à travers les Ions gris et froids du matin je crus reconnaître le maire de Zeralda. A mesure qu’il approchait, je constatais que ses traits étaient fortement contractés, son teint livide, ce que j’attribuai au froid matinal et à la fièvre, qui ne le quittait guère. Ses lèvres amincies laissaient voir ses dents serrées. Il marchait en avant, et tenait le cheval par la bride. Derrière la charrette venait un autre personnage, grand spectre osseux d’Allemand, au visage complètement décomposé par la fièvre, les yeux injectés de safran, et montrant aussi deux longues rangées de dents blanches qui se laissaient voir presque jusqu’aux deux coins des mâchoires entre ses lèvres contractées; une vraie tête de mort sur un squelette gigantesque, et, pour compléter la ressemblance, il portait, en guise de faux, une pioche sur l’épaule. La charrette était vide, à part une brassée de foin qui devait être là

  1. Elle ressemble beaucoup aux baraques que les ponts et chaussées ont construites sur bien des points pour remiser les outils et abriter les ouvriers, à l’époque où l’on faisait les tracés des routes ou les études de dessèchement.