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pour la provision du cheval. Le sinistre cortège s’arrêta sous ma fenêtre. Je saluai le maire de Zeralda, qui me répondit silencieusement par une inclinaison de tête, et je descendis pour causer avec lui.

— J’apporte mon fils, me dit-il d’une voix étranglée. Je n’ai pas pu me résoudre à le jeter dans la broussaille, et je viens demander aux trappistes la charité de me le laisser enterrer dans leur cimetière. J’ai d’ailleurs amené un homme pour le travail qu’il y aura à faire.

Je restai comme glacé d’horreur et de respect tout à la fois pour la situation et pour la démarche de ce père infortuné : ce voyage de trois lieues dans les sables et dans les ténèbres, cette piété furtive, cet appareil, et jusqu’à cette botte de foin, voile pieux et funèbre que la douleur du père, de la mère peut-être, avait ajouté à ceux de la nuit !

Cet enfant, âgé de neuf à dix ans, était fils unique. C’était pour lui sans doute que ses parens avaient apporté leurs petites épargnes en Afrique, alléchés par l’idée de se trouver tout d’abord propriétaires de 15 hectares de terre sans avoir eu à les payer. C’était un héritage tout fait qu’ils lui assuraient en un Jour. Leur courage et le temps donneraient à cet héritage sa valeur. Pour qui maintenant vont-ils supporter les mécomptes, les fatigues, les gênes, les maladies qui ont enlevé l’héritier à l’héritage ? J’avais vu plusieurs fois cet enfant. Sa mère, minée par la fièvre, l’amenait de temps en temps, tout fiévreux et le ventre ballonné, de Zeralda à Deli-Ibrahim, où il y avait un hôpital, des médecins, des secours. C’était un voyage de quatre lieues et demie que les deux malades faisaient à pied et par une route dont les sables rendent la plus grande partie très fatigante. Ils s’arrêtaient en passant à Staouéli pour respirer un peu, et s’asseyaient sur un banc de pierre près de la porte, les femmes ne pouvant pas pénétrer dans l’intérieur. Les bons pères s’empressaient, comme toujours, d’apporter aux voyageurs ce qui composait leur propre diner : du riz, du lait, des légumes cuits à l’eau. La mère mangeait peu pour elle-même, mais elle tenait à faire prendre des forces à son pauvre enfant tout hâve, tout défait, tout gonflé par la fièvre. N’avait-il pas à se remettre en route après avoir déjà longtemps marché ? Plus d’une fois j’avais eu occasion de lui dire : « Ne le faites point manger, madame; vous voyez qu’il n’a pas faim. Cette nourriture lui fera plus de mal que de bien. Faites-le boire seulement. Au lieu d’eau et de vin, le frère qui vous sert ira vous chercher à l’infirmerie de la tisane ou quelqu’un des rafraîchissemens qu’on tient préparés pour les malades. » La pauvre femme ne pouvait se persuader que son fils, déjà suffisamment abattu par la maladie, n’eût pas besoin de prendre des forces pour marcher.

Pour épargner au père des détails douloureux, j’allai trouver le révérend père abbé, et lui fis part de la demande qui lui était adressée. Il s’empressa de donner des ordres, et le cercueil de l’enfant fut apporté dans l’église et exposé à l’endroit même où l’on expose les religieux décédés pendant les vingt-quatre heures qui précèdent l’inhumation; il allait attendre là que les offices du matin fussent terminés et la fosse creusée. J’annonçai en outre au révérend père Régis que, pour lui causer moins de dérangement, le père avait amené de Zeralda un homme muni d’une pioche, mais que je doutais que cet homme, quoique charpenté en athlète, fût en état de remuer une pelletée