Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/540

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’attendaient-ils sans doute à voir un prince les encourager « à faire la leçon aux souverains, à fouetter le vice ceint du diadème sur le dos des tyrans et des monstres dont fourmillent les annales de l’univers[1]. » Aussi rien n’égale la joie et l’enthousiasme de Rollin et de Voltaire; ils promettent au monde un Trajan. Tous deux, du reste, sentent également dès le début que Trajan a déjà des prétentions d’homme de lettres, et veut être loué pour son style. Voltaire lui écrit : « Vous parlez français comme nos meilleurs écrivains; Louis XIV ne s’exprimait pas de même. » (Ce qui n’est que trop vrai, malheureusement pour Frédéric.) Quant à Rollin, il déclare que « le comble des vœux d’un auteur est de se voir estimé et loué par un prince d’un goût si délicat, et qui écrit dans une langue étrangère avec tant d’élégance, de justesse et de dignité[2]. »

Le prince royal, on peut le croire, se trouvait infiniment plus à l’aise avec Voltaire qu’avec Rollin. Aussi ses lettres à ce dernier sont-elles courtes et rares; on peut y remarquer un petit manège qui ne prouve pas une parfaite simplicité. Frédéric y parle volontiers du ciel auquel il demande que le Thucydide de notre siècle puisse voir prolonger le fil de ses jours comme ceux du roi Ezécliias. » Religieux de ton, biblique au besoin, on voit qu’il s’amuse de la naïveté du bon vieillard, et quand enfin Rollin, enhardi, se hasarde à toucher quelques mots de sa conversion qu’il espère (la conversion de Frédéric!), celui-ci lui répond qu’il a trouvé dans sa lettre « les conseils d’un sage et la tendresse d’une nourrice. » On sent que Frédéric a dû rire d’une espérance si mal fondée.

Dans le même temps, en effet, Frédéric faisait parade avec Voltaire d’une incrédulité telle que celui-ci se voyait contraint de la réfuter sur quelques points. Quoi qu’on en puisse dire, cette correspondance avec le prince royal fait honneur à Voltaire : ses conseils sur les devoirs des princes, ses discussions sur Dieu, sur la liberté de l’homme, ont un accent de conviction sincère qui ne saurait tromper. Plus tard, quand il aura vu dans l’intimité Frédéric devenu roi, le ton changera, deviendra trop souvent cynique ou bouffon; mais à cette première époque Voltaire a pris au sérieux ce rôle de Mentor et de directeur de conscience que le jeune prince lui a conféré. Quant aux louanges qu’il lui prodigue et dont on lui a fait un crime, il faut observer qu’à cet égard c’est Frédéric qui lui a donné l’exemple et

  1. Lettre de Frédéric du 4 juillet 1739.
  2. Voici un passage pris au hasard dans une des lettres de Frédéric à Rollin, on verra qu’il ne justifie guère de pareils éloges : « La vertu, dépeinte avec les vives et belles couleurs dont vous composez son coloris, trouve des attraits pour un chacun, et vous assurez son triomphe en diffamant le vice jusque sous l’appareil de la grandeur et de la plus splendide magnificence. »