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jouent ; le Barbier de Séville et Figaro sont même courus. Combien de poètes d’un mérite fort supérieur n’ont pas joui d’un sort aussi brillant ! La Chaussée a quatre pièces restées au théâtre, on n’en joue jamais une seule, et La Chaussée, pour le ton, le goût et le style, pour toutes les parties de l’art, est infiniment au-dessus de Beaumarchais ; mais la fortune littéraire de l’auteur de Figaro a de grands rapports avec sa fortune civile et politique ; l’une a beaucoup influé sur l’autre, et toutes deux sont parties de la même source. Instruire, amuser les hommes, ce n’est rien : il faut les éblouir et les tromper. «

Comment Geoffroy, si peu rétif devant le succès en politique, ne comprenait-il pas que le succès en littérature, quand il se prolonge et se maintient, a bien aussi quelque valeur, et que si le mérite de Beaumarchais consistait à éblouir et à tromper les hommes, ce qui n’est pas déjà donné à tout le monde, ce ne serait point uniquement avec de méchantes rapsodies qu’il les aurait éblouis et trompés jusqu’en 1802 ? Que dirait-il donc s’il voyait en 1853 les hommes persister à se laisser éblouir et tromper par ces méchantes rapsodies, qui, quand elles sont bien joués, continuent à intéresser le public, non-seulement en France, mais un peu partout[1] ? Il est certain que si l’intérêt qui s’attache à une satire politique a contribué d’abord à l’immense succès du Mariage de Figaro, ce n’est pas là ce qui soutient aujourd’hui cette comédie. Pour s’en convaincre, il suffit d’assister à une représentation et de voir combien cette partie de la pièce produit en général peu d’effet sur le public. Que de saillies mordantes, d’allusions fines et meurtrières contre des institutions ou des abus qui n’existent plus aujourd’hui, au moins sous la même forme, après avoir excité autrefois des applaudissemens frénétiques, passent maintenant inaperçues ! Ce long monologue du cinquième acte, qui épouvantait Louis XVI et qui trouvait un si vif écho dans le parterre roturier de 1784, n’agit presque plus sur le parterre démocratique de 1853. Et cela se conçoit facilement : nous avons expérimenté depuis soixante-dix ans tous les genres d’aristocratie ; chaque classe de la société a eu un moment où elle a dit comme Figaro : Et moi, morbleu ! et où elle a plus ou moins accaparé à son profit le gouvernement et le trésor public. N’avons-nous pas vu naguère un bourgeois ingénieux usurper le titre d’ouvrier comme on usurpait jadis des titres de noblesse et arriver, grâce à ce stratagème, jusqu’au seuil de l’assemblée nationale, d’où il a été exclu, n’ayant pu produire ses quartiers de prolétariat ? Un parterre qui a vu tout cela

  1. Les journaux nous apprenaient encore tout récemment qu’on représentait le Barbier de Séville aux conférences d’Ollmütz.