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ne peut plus guère s’émouvoir des satires de Figaro contre ceux qui ont tout pour s’être donné la peine de naître. Que serait aujourd’hui un Montmorency qui n’aurait pas le sou à côté du dernier des roturiers qui aurait su, pour parler poliment, gagner quatre ou cinq millions à la Bourse ?

Cependant ce monologue du cinquième acte n’est pas encore absolument mort. Il y a quelques passages qui vivent encore, et qui, depuis soixante-dix ans, ont de temps en temps cette bonne fortune de briller par leur absence, comme autrefois les effigies de Brutus et de Cassius aux funérailles de Junie. Geoffroy nous apprend qu’en 1802 on supprimait quelques-unes des plus insolentes clabauderies de Figaro, et spécialement le passage du monologue du cinquième acte relatif à la liberté de la presse. Seulement il paraît qu’on permettait à l’acteur Dugazon, chargé du rôle de Figaro, de remplacer le passage supprimé par un autre de son invention qui amusait assez peu Geoffroy, car il était spécialement dirigé contre le célèbre critique du Journal des Débats. « J’apprends, disait Figaro-Dugazon, qu’il s’est établi dans Madrid une multitude prodigieuse de journaux, et que l’un d’eux fait fortune en dénigrant les plus grands poètes et les plus grands talens. » « Le trait est court, dit Geoffroy à ce propos, mais vigoureux, éloquent, et même très convenable au caractère de Figaro : ce barbier était personnellement intéressé à crier publiquement contre un méchant journal qui faisait fortune dans Madrid en se moquant des farceurs de place et des méchans bouffons. » La censure actuelle, un peu moins sévère que la censure de 1802, se borne à supprimer juste le même passage du monologue, mais aucun acteur ne se croit permis d’y suppléer, et cette lacune subsiste comme un témoignage de la vitalité d’une pièce de théâtre qui, après soixante-neuf ans d’existence, après avoir perdu, par la ruine même de tout ce qu’elle attaquait, le prestige de hardiesse qu’elle empruntait à des faits qui ne sont plus, touche cependant encore par quelques points à des questions délicates qui ont survécu à la révolution. Certes, quand Figaro nous dit : « Les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours, » une déplorable expérience, qui se reproduit sans cesse parmi nous, répond tout aussitôt que cela n’est pas vrai, au moins pour la France, et que, malheureusement pour notre pays, les sottises imprimées engendrent des sottises en action qui mettent l’ordre en péril, et dont la liberté finit toujours par payer les frais ; mais quand Figaro ajoute : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, » quel homme de bonne foi pourrait se dissimuler qu’il y a là quelque chose d’éternellement vrai, et que l’interdiction absolue du blâme porte une grave atteinte à la valeur morale de l’éloge ?