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le prit à part. — Mon ami, lui dit-il, vous n’avez pas de fortune ; mais quand vous êtes venu ici pour la première fois, vous paraissiez avoir bonne volonté : c’est à cette considération que je vous ai reçu dans mon atelier. Voici deux ans que vous y travaillez ; c’est plus de temps qu’il ne me faut d’ordinaire pour formuler une opinion sur le compte d’un de mes élèves. Vous ne serez jamais un artiste. Vous agirez donc sagement en renonçant à la peinture. Vous êtes jeune encore ; vous pouvez entreprendre une nouvelle carrière et y réussir, si vous y appliquez tout le courage que je vous vois dépenser inutilement depuis que je vous connais. À compter de demain, votre place sera prise dans l’atelier.

Le, moment était mal choisi pour parler ainsi à Francis, qui se croyait au contraire dans une voie excellente. Il préféra donc supposer que son maître était las de le recevoir gratis dans son atelier. Cette révélation, qui devait l’arrêter, au lieu d’être un obstacle, lui devint au contraire un éperon. Pour acquérir une conviction qui le consacre à ses propres yeux, pour donner un démenti au doute qui l’assiège, il arrive quelquefois que l’artiste s’inocule une excitation passagère comme toute force factice, mais cependant suffisante pour produire une œuvre dans laquelle on sent palpiter quelque chose de la fièvre qui l’a inspirée. Ce fut ce qui arriva pour Francis. Il acheva en très peu de temps deux toiles qui formaient un contraste étrange avec ses productions ordinaires, c’était de la peinture tourmentée outre mesure, inhabile, grossière, tapageuse à l’œil ; mais enfin c’était de la peinture. Les défauts et les qualités se montraient avec la même audace dans ces œuvres, qui n’étaient ni excellentes ni même bonnes ; mais il était réellement impossible de passer sans s’arrêter, car elles accrochaient le regard. Beaucoup de gens, après examen, ne se rendaient pas compte de cette attraction, et pourtant ils l’avaient subie.

Dès lors Francis ne douta plus de sa vocation, et comment aurait-il pu en douter encore en entendant le bruit soulevé autour de lui par ses camarades ? Ces groupes de jeunes gens, que des liaisons de hasard, de plaisir ou de sympathie réunissent autour d’une même espérance, qu’elle soit chimérique ou probable, sont très communs à Paris. On comprend ces associations ; l’isolement est un mauvais conseiller de découragement : il est bon, après une journée de travail, de serrer quelques mains amies, de vivre quelques momens dans un centre d’esprits fraternels. Aux heures de faiblesse, on puise une force nouvelle dans la persévérance commune, et le soir, en rentrant dans sa solitude, on s’y trouve moins abandonné ; l’œuvre quittée avec tristesse est revue avec plaisir. On s’endort gaiement au souvenir d’une causerie amicale qui a semé de bons rêves sous votre