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un homme incomparable et dont la supériorité faisait tout oublier en sa présence.

La mort avait enlevé la plupart de ses anciens ennemis; le temps avait affaibli tous les ressentimens, effacé le souvenir de ses fautes. Les hommes distingués qui maintenant remplissaient la scène le considéraient comme un homme d’état d’un autre temps dont les avis ressemblaient aux leçons de l’histoire. Il savait porter avec art cette haute situation, et n’avait rien perdu de ces formes gracieuses et imposantes qui ont tant servi à sa renommée. « Je crois réellement, disait Pope, qu’il y a dans ce grand homme quelque chose qui lui donne l’air d’avoir été mis ici bas par méprise. Lorsque la dernière comète a paru, j’ai imaginé quelquefois qu’elle pourrait bien être venue dans notre monde pour le transporter dans le sien. »

Pope survécut quelque temps auprès de lui à presque tous ses amis. Quand Bolingbroke revit l’Angleterre, Gay, Arbuthnot, Lansdowne, Wyndham, étaient morts. Swift ne sortait plus de l’Irlande et était tombé au-dessous de lui-même. Leur correspondance s’était arrêtée depuis 1734. Pope de loin en loin donnait au doyen des nouvelles de Bolingbroke, chaque jour plus froidement accueillies. Il cessa d’écrire en 1735 : Swift, qui devait vivre encore dix ans, ne pouvait plus répondre.

A travers les inégalités d’une santé chancelante. Pope poursuivit sa carrière jusqu’en 1744. Son intimité avec Bolingbroke ne fut jamais interrompue. Quoique ce dernier blâmât ses complaisances pour Warburton, il les pardonnait à un homme dont il se sentait admiré et dont les hommages publics pouvaient immortaliser son nom. Un peu par goût, un peu par calcul, ces deux hommes difficiles et irritables furent toujours aimables l’un pour l’autre. Le poète était déjà fort souffrant, lorsqu’un jour qu’il était à Twickenham avec Warburton, Hooke le vint voir et lui raconta qu’il avait soupe la veille à Battersea, et que sa seigneurie avait, dans la conversation, avancé de si étranges notions sur les attributs moraux de la Divinité, savoir la bonté et la justice (il ne lui attribuait en effet que la puissance et la sagesse), qu’autant aurait valu la nier tout à fait. Pope, toujours inquiet de se voir compromis par les témérités de Bolingbroke, dit à Hooke avec un peu d’aigreur qu’il s’était mépris, et Hooke répondit de même qu’il comprenait ce qu’on lui disait. Pope, la première fois qu’il revit le philosophe, lui demanda une explication, et la réponse fut que Hooke s’était trompé. Quelque temps après, il voulut absolument se faire porter à Lincoln’s-Inn-Fields, chez William Murray, célèbre plus tard sous le nom de lord Mansfield, et qui réunissait à dîner Bolingbroke et Warburton. La conversation revint naturellement sur cette question des attributs divins, Bolingbroke laissa négligemment échapper quelques mots