Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/784

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sement subit, tandis que Brissot et Robespierre font triompher dans les clubs la maxime : Périssent les colonies plutôt qu’un principe[1] ! Beaumarchais se sent un peu embarrassé : l’affranchissement des nègres (et ceci peint l’esprit du temps) lui paraît une question sur laquelle il y a beaucoup plus à hésiter que sur la question du mariage des prêtres et du divorce. Voici comment il esquive la difficulté. Une députation de nègres du Zanguebar se précipite aux pieds de Tarare et peint les souffrances de la servitude sans demander précisément la liberté. Tarare se lève et chante avec majesté :

Plus d’infortunés parmi nous.
Le despotisme affreux outrageait la nature :
Nos lois vengeront cette injure ;
Soyez tous heureux, levez-vous !

Ici le majestueux Tarare se conduit un peu en Escobar. Il dit : Soyez tous heureux, pour ne pas dire : Soyez tous libres ! et après avoir ainsi éludé la question, il fait chanter et danser les nègres célébrant le doux esclavage que leur promet la bonté des blancs[2].

Après avoir ainsi accordé aux patriotes les plus ardens tout ce qu’il croit pouvoir accorder, l’auteur de Tarare éprouve enfin le besoin de venir en aide à l’autorité par une allusion à ces fréquentes émeutes qui de 1790 à 1791 mettaient à une si rude épreuve la vigilance de Lafayette et de Bailly. Voici le nouveau coup de théâtre destiné à traduire cette pensée :

  1. C’est une erreur complète, et pourtant assez accréditée, que l’opinion qui attribue ce mot à Barnave ; il disait précisément tout le contraire.
  2. Il y avait là un couplet assez grotesque chanté par un nègre, couplet que Salieri, alors à Vienne, devait mettre en musique, comme tout le reste. En le lui envoyant, Beaumarchais y joint cet avis, qui nous prouve que, musicien lui-même, il intervenait fréquemment dans le travail du compositeur. « Voici, écrit-il à Salieri, quelques idées pour l’ariette du nègre. Cette nation brûlée ne chante point comme les autres, elle a un chevrotement, une trépidation en chantant, qui exige que l’on s’en rapproche lorsqu’on veut la produire en scène. » Et il envoie un projet d’air noté par lui-même d’après un chant nègre. Citons pour les curieux ce couplet que Beaumarchais faisait chanter par un nègre du Zanguebar en 1790.

    Hola ! doux esclavage
    Pour Congo, noir visage,
    Bon blanc, pour nègre il est humain.
    Nous, bon nègre, a cœur sur la main.
    Nous pour blanc
    Sacrifie,
    Donner sang,
    Donner vie,
    Priant grand fétiche Ourbala
    Pour bon grand peuple qu’il est là.
    Ourbala ! l’y voilà…
    (Montrant les spectateurs.)
    L’y voilà ! la, la, la, la, la.