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rue du Pas de la Mule et en la suivant jusqu’à la place de la Bastille. C’était un vaste rectangle allongé, d’environ un hectare de superficie, dans lequel il se proposait, comme dit Walter Scott, cet autre écrivain bâtisseur[1], « d’exercer sur notre mère la terre sa puissance créatrice, » et de faire une maison qui ne ressemblât pas plus aux autres maisons que le Mariage de Figaro ne ressemblait aux autres comédies. Il y parvint, mais en dépensant beaucoup d’argent. L’architecte Lemoyne lui avait fourni d’abord un devis qui faisait monter les frais à trois cent mille francs. Ce devis primitif se transforma peu à peu en une dépense de un million six cent soixante-trois mille francs. Fiez-vous donc aux architectes, surtout quand ils ont affaire à un homme d’imagination comme Beaumarchais, qui tient, dit-il quelque part, à faire une maison qu’on cite, et qui ne regarde pas de trop près aux conséquences coûteuses de chaque embellissement ! Or, quand cette maison célèbre, de laquelle on peut dire materiam superabat opus, fut expropriée en 1818 pour cause d’utilité publique, la municipalité, qui tient peu compte de la valeur artistique des immeubles, paya celui-ci aux héritiers de l’auteur du Mariage de Figaro cinq cent mille francs. Là encore il faut bien reconnaître que ce Beaumarchais, si souvent décrié pour ses fructueuses spéculations, était plus artiste que spéculateur.

Mme  de Beaumarchais nous a conservé, dans une lettre à une de ses amies, une conversation qui semble presque sténographiée entre le vainqueur d’Austerlitz et la fille de l’auteur du Mariage de Figaro précisément au sujet de cette maison, qu’il était déjà question d’abattre sous l’empire pour le prolongement du boulevard, et qui ne fut abattue que sous la restauration. Ce dialogue eut lieu en 1809 dans une fête donnée par la ville de Paris à l’empereur :


« Ce n’était pas, écrit Mme  de Beaumarchais, un simple mouvement de curiosité qui portait ma fille à être de la fête : son but était de parler à l’empereur et de profiter de la circonstance, si sa majesté s’adressait à elle, pour lui présenter une pétition relativement à notre maison, menacée depuis trois ans d’être abattue, marquée pour l’être depuis l’année dernière, et dont le sort reste cependant toujours incertain. Ma fille a réussi ; l’empereur lui a

  1. Beaumarchais et Walter Scott ne se seraient point entendus avec le bel esprit Voiture, qui dit dans une de ses lettres : « Nous autres beaux esprits, nous ne sommes pas grands édificateurs, et nous fondons sur ces vers d’Horace :

    Ædificare casas, plaustello adjungere muros
    Si quem delectet barbatum insania verset
    .

    « M. de Gombaut et moi, avons résolu de ne point bâtir que quand le temps reviendra que les pierres se mettent d’elles-mêmes les unes sur les autres au son de la lyre. Je ne sais si c’est qu’Apollon se soit dégoûté de ce métier-là, depuis qu’il fut mal payé des murailles de Troie ; mais il me semble que ses favoris ne s’y adonnent point, et que leur génie les porte à d’autres choses qu’à faire de grands bâtimens. »