Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/791

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

adressé la parole. Voici une partie du dialogue : « Comment vous nommez-vous ? — Je suis la fille de Beaumarchais. — Êtes-vous mariée ? — À M. Delarue, un des administrateurs des droits-réunis et beau-frère du général Mathieu Dumas. — Avez-vous des enfans ? — Deux garçons et une fille. — Votre père vous a-t-il laissé sa grande fortune ? — Non, sire : la révolution nous a ruinés à peu de chose près. — Habitez-vous sa belle maison ? » C’était justement le texte de sa réclamation qu’elle a saisi avec adresse et esprit en disant que c’était là l’objet qu’elle avait dessein de mettre sous les yeux de sa majesté ; qu’elle et toute sa famille étaient lésées outre mesure par l’état de choses résultant du projet que le gouvernement paraissait avoir adopté ; que depuis trois ans qu’il était question de démolir notre maison, nous avions perdu une grande partie des locataires, que nous avions dû suspendre toutes les réparations, ce qui causait un grand dommage à la maison et de grands dégoûts à la famille, etc. À quoi l’empereur a répondu : « Eh bien ! on l’évaluera, votre maison, et on vous la paiera ; mais elle a coûté une somme immense, et on ne paie pas les folies, etc. » Pendant tout le temps que ma fille parlait, comme c’était à voix basse, l’empereur se penchait et avait sa tête près de l’épaule d’ivoire de la dame, qui a terminé par donner sa pétition, dont elle s’était pourvue à tout risque. Ce qui nous fait grand plaisir, c’est que nous savons maintenant à quoi nous en tenir et que mes enfans agiront en conséquence. »


Si, au point de vue de la spéculation, Beaumarchais faisait, comme dit Napoléon, une folie, il réussit du moins à faire une maison qu’on allait visiter comme une curiosité. En arrivant par le boulevard, on rencontrait à gauche, à la hauteur de la rue du Pas-de-la-Mule, un mur surmonté d’une terrasse plantée d’arbres dans le genre de la terrasse du bord de l’eau au jardin des Tuileries. À l’extrémité de cette terrasse apparaissait au milieu des arbres un temple de forme ronde recouvert d’un dôme, sur le dôme un petit globe terrestre portant cette inscription : orbi, et traversé en forme de girouette par une grande plume dorée qui le faisait tourner à tous vents. Sur le fronton de ce temple, on lisait ces mots : à Voltaire, et au-dessous ce vers de la Henriade :

Il ôte aux nations le bandeau de l’erreur.

En longeant la terrasse, on arrivait devant la grille d’entrée qui donnait sur le boulevard, et qui s’ouvrait sur une immense cour sphérique au centre de laquelle était un rocher couvert de plantes grimpantes et surmonté de la statue du Gladiateur. D’un côté de cette cour était la maison offrant une façade en hémicycle, avec des arcades et des colonnes qui, à en juger par un dessin sur lequel je crayonne cette description, devaient former un ensemble imposant et original ; de l’autre côté de la cour était l’entrée du jardin, fermée par une grille élégante. L’intérieur de la maison était arrangé dans le même style original et somptueux ; on y remarquait des cuisines