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C’est dans cette circonstance que Beaumarchais écrit au semainier du Théâtre-Français la lettre suivante :


« Paris, le 9 novembre 1789.

« En vous rendant grâce, mon cher Florence, de la place que vous m’avez fait garder hier aux Français, je voudrais m’acquitter envers vous et la Comédie par un avis utile à votre société.

« La pièce de Charles IX a certainement du mérite ; elle est dans quelques scènes d’un effet terrible et déchirant, quoiqu’elle languisse dans d’autres et n’ait que peu d’action. On l’a mise au théâtre avec le plus grand soin, et il n’y a que des éloges à faire de tous les acteurs qui y jouent. Le contraste frappant des caractères du cardinal et du chancelier anime souvent un tableau que d’autres rôles affaiblissent ; mais en me recherchant sur sa moralité, je l’ai trouvée plus que douteuse. En ce moment de licence effrénée où le peuple a beaucoup moins besoin d’être excité que contenu, ces barbares excès, à quelque parti qu’on les prête, me semblent dangereux à présenter au peuple et propres à justifier les siens à ses yeux. Plus Charles IX a de succès, plus mon observation acquerra de force, car la pièce aura été vue par des gens de tous les états. Et puis, quel instant, mes amis, que celui où le roi et sa famille viennent résider à Paris[1] pour faire allusion aux complots qui peuvent les y avoir conduits ! Quel instant pour prêter au clergé, dans la personne d’un cardinal, un crime qu’il n’a pas commis (celui de bénir les poignards des assassins des protestans) ; quel instant, dis-je, que celui où, dépouillé de tous ses biens, le clergé ne doit pas être en proie à la malveillance publique, puisqu’il sauve l’état en le servant de ses richesses : si les plans qu’on suppose à quelques brouillons de la cour avaient eu leur entier succès, si le clergé eût gagné le grand procès de sa propriété, je concevrais dans quel esprit on eût permis un tel ouvrage ; mais dans l’état où sont les choses, j’avoue que je ne le conçois pas. Je n’entends pas blâmer ici l’auteur : son ouvrage était fait, il a dû vouloir qu’il fût joué. Ses motifs étaient purs sans doute, mais l’administration ne doit-elle pas veiller au choix du temps où tel spectacle doit être admis ou suspendu ?

« Quant à vous, mesdames et messieurs, si vous ne voulez pas qu’on dise que tout vous est indifférent, pourvu que vous fassiez des recettes, si vous aimez mieux qu’on pense que vous êtes citoyens autant et plus que comédiens, enfin si vous voulez que vos produits se multiplient sans offenser personne, sans blesser aucun ordre, aucun rang, méditez le conseil que mon amitié vous présente, et considérez-le sous tous ses différens aspects. La pièce de Charles IX m’a fait mal sans consolation, ce qui en éloignera beaucoup d’hommes sages et modérés, et les esprits ardens, messieurs, n’ont pas besoin de tels modèles ! Quel délassement de la scène d’un boulanger innocent pendu, décapité, traîné dans les rues par le peuple il n’y a pas huit jours[2], et qui peut se renouveler, que de nous montrer au théâtre Coligny ainsi massacré, décapité, traîné par ordre de la cour !

  1. On comprend qu’il s’agit ici du retour du roi à Paris après les journées des 5 et 6 octobre.
  2. C’était un boulanger nommé François que la populace venait de massacrer.