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à peu près pour tous, sauf quelques modifications, et dont voici un exemplaire adressé à l’officier pauvre, mais honnête et valeureux.


« Paris, ce 21 mai 1791.

« Quoique votre lettre, monsieur, me paraisse tirer son origine d’un simple badinage, comme elle est écrite avec le sérieux de l’honnêteté, je lui dois une réponse. On vous a trompé sur le compte de ma fille ; à peine âgée de quatorze ans, elle est bien loin encore du temps où je la laisserai maîtresse de se choisir un maître, ne me réservant là-dessus que le droit de conseil. Peut-être ignorez-vous vous-même ce qui donne lieu à votre proposition. J’ai retiré depuis très peu ma fille du couvent : la joie de son retour ayant arraché une ronde à ma paresse, après avoir été chantée à ma table, elle a couru le monde. Le ton bonhomme et gauloisement civique que j’y ai pris, joint au badinage qui tient au futur établissement de ma fille, a fait penser à bien des gens que j’y songeais déjà pour elle ; mais que Minerve me préserve de la faire engager avant l’âge où son cœur se donnera en connaissance de cause ! Le couvent a bien fait son éducation physique : c’est à moi à faire son éducation morale avant de la livrer à son for intérieur en un cas aussi grave que celui qui enchaînera sa vie. Or ce n’est pas, monsieur, l’affaire de peu de mois, il y faudra des années.

« Ce que ma ronde a dit en badinant sera certainement ma règle pour éclairer son jeune cœur. La fortune me touchera moins que des talens et des vertus, car je veux qu’elle soit heureuse. Une longue suite d’aïeux est un mot qui vient de changer d’acception, aucun être vivant n’existe sans aïeux, et quant à ceux qui furent nobles, ils n’influeront plus désormais sur le sort de leurs descendans : chacun sera ce qu’il vaudra, ainsi le veut la loi, la constitution, la raison, ah ! la raison surtout tant insultée dans nos institutions gothiques.

« Je vous envoie, monsieur, ma ronde un peu badine, et si vous la chantez, vous direz quelquefois : Ce bon vieux qui fit la chanson aimait bien sa fille, et ne radotait pas. Recevez mes remerciemens de toutes les choses obligeantes dont vous daignez me gratifier, et les salutations sincères du cultivateur

« Beaumarchais. »


On vient de voir par cette lettre que Beaumarchais fait très peu de cas des titres de noblesse ; cependant, lorsque l’assemblée constituante les abolit et décrète que chacun sera réduit à son nom primitif ou supprimera sa particule, l’auteur du Mariage de Figaro parle de ce décret avec une raillerie à travers laquelle perce peut-être un peu de mauvaise humeur. Après cela, quoique ses parchemins, dont il avait quittance, fussent de date plus moderne que ceux de Mirabeau, il pouvait, lui aussi, sans trop de présomption, dire comme le célèbre orateur aux journalistes qui, pour obéir au décret, le nommaient Riquetti : « Avec votre Riquetti, vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours. » Il aurait bien fallu également quelques jours au public pour s’habituer à retrouver Beaumarchais dans