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Grimm avait un grand avantage sur elle : il connaissait Rousseau et savait que chez lui, comme chez beaucoup d’hommes, l’orgueil était le principe de tout, tandis que Mme d’Épinay, à titre de femme, croyait qu’il y avait la seulement un cœur inquiet et malheureux, ce qui l’attirait.

Grimm croyait donc que Mme d’Épinay aurait à se repentir de sa bonté avec Rousseau, parce que celui-ci ne pourrait pas supporter la solitude et qu’il deviendrait fou ; de plus, il trouvait qu’il y aurait de l’inhumanité à faire passer l’hiver à l’Ermitage à Mme Levasseur et à sa fille Thérèse. Ce sentiment-là était suggéré à Grimm par ces deux femmes qui ont eu sur la vie de Rousseau une si fatale influence, et d’autant plus grande que Rousseau ne s’en doutait pas. Les gouverneuses avaient grand’peur de passer l’hiver à l’Ermitage, seules et loin de tout commérage, loin aussi des cadeaux et des libéralités qu’elles avaient l’art d’obtenir des amis que Rousseau avait dans le grand monde. Elles allaient donc semer l’alarme chez les amis de Rousseau, se faisant plaindre et peut-être aussi se faisant dédommager d’avance. « Je n’ai pu gagner Rousseau pour l’engager à quitter l’Ermitage cet hiver, dit Mme d’Épinay ; Mmes Levasseur n’osent lui marquer leurs craintes, parce qu’il leur fait entendre que si on le contrariait davantage, il s’en irait sans mot dire et les laisserait maîtresses de leur sort. MM. Grimm et Gauffecourt ont en vain, comme moi, épuisé leur éloquence. Il est certain que son humeur le gagne de jour en jour, et je redoute pour lui l’effet de cette solitude profonde durant six mois. »

L’effroi que les gouverneuses avaient de passer l’hiver à la campagne paraissait fort naturel aux gens du monde près desquels elles allaient se plaindre. Le monde du XVIIIe siècle n’aimait pas la campagne, et ce fut Rousseau qui lui apprit à l’aimer, et plus encore peut-être à la vanter qu’à l’aimer. Le goût de la campagne est un goût récent et qui ne vient qu’à certains momens de la société et de l’histoire. Je doute fort qu’en l’âge d’or on aimât beaucoup la campagne ; on l’aime mieux dans l’âge de fer, parce qu’il est dans le cœur de l’homme d’aimer surtout ce qu’il n’a pas. Il faut pour aimer les champs être un peu las de la ville. Or, depuis le XVIe jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la société et le monde étaient des plaisirs encore trop nouveaux et trop peu goûtés pour qu’on en fut déjà las : la ville l’emportait sur la campagne. La terre n’était que la propriété : elle faisait la fortune du riche, elle ne faisait pas son agrément. La meilleure campagne était celle qui rapportait le plus ou bien encore celle où l’on parvenait à vivre comme à la ville, et non pas celle qui était la plus riante aux yeux. Que faire à la campagne si l’on n’y avait pas les plaisirs et le monde de Paris ? « Personne ne