Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/873

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rousseau prétend dans ses Confessions qu’il y avait un complot de la part de ses amis de Paris, et surtout de la part de Diderot, « pour l’arracher de la solitude de l’Ermitage, à force de l’y tourmenter[1]. » Ici distinguons soigneusement les sentimens des divers personnages. Grimm et Diderot blâmèrent tous deux l’établissement de Rousseau à l’Ermitage, Grimm par intérêt pour Mme d’Épinay, Diderot ne concevant pas que Rousseau pût se décider à vivre ainsi dans la solitude, ni surtout à passer l’hiver à l’Ermitage. Dès le printemps de 1756, au moment où Rousseau venait d’accepter l’offre que lui faisait Mme d’Épinay d’habiter l’Ermitage, Grimm avait dit à Mme d’Épinay : « Vous rendez à Rousseau un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage, mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore : la solitude achèvera de noircir son imagination ; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous, toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres. Il vous accusera de l’avoir sollicité de vivre auprès de vous et de l’avoir empêché de se rendre aux vœux de sa patrie… Je vous jure que ce qui peut vous arriver de moins fâcheux dans tout ceci, c’est de vous donner un ridicule : on croira que c’est par air et pour faire parler de vous que vous avez logé Rousseau[2]. » Mme d’Épinay rejeta bien loin les conseils de Grimm ; elle le trouva même injuste envers Rousseau. « Je suis persuadée, disait-elle, qu’il n’y a que façon de prendre cet homme pour le rendre heureux : c’est de feindre de ne pas prendre garde à lui et de s’en occuper sans cesse. — Que vous connaissez mal votre Rousseau ! disait Grimm à Mme d’Épinay. Retournez toutes vos propositions, si vous voulez lui plaire ; ne vous occupez guère de lui, mais ayez l’air de vous en occuper beaucoup ; parlez de lui sans cesse aux autres, même en sa présence, et ne soyez point la dupe de l’humeur qu’il vous en marquera… » Il ajoutait : « Au reste, je vous conseille très fort, madame, de travailler de loin à le détourner de passer l’hiver prochain à l’Ermitage. Je vous jure qu’il y deviendra fou ; mais cette considération à part, qui ne laisse pas d’être forte, il serait en vérité barbare d’exposer la vieille Levasseur à rester six mois sans secours dans un lieu inabordable par le mauvais temps, sans société, sans distractions, sans ressource : cela serait inhumain[3]. » Pour prévoir aussi bien quelle serait la conduite de Rousseau avec Mme d’Épinay,

  1. Confessions, livre IX.
  2. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 280.
  3. Ibid., t. II, p. 298-299.