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écrivit donc à Rousseau une lettre violente, et dans cette déclaration de rupture Rousseau ne vit qu’un dernier témoignage du complot tramé depuis longtemps contre lui.

Il n’avait pourtant pas encore quitté l’Ermitage, et même il désirait tellement y rester pendant l’hiver de 1757 à 1758, qu’il écrivit de nouveau à ce sujet à Mme d’Épinay, alors à Genève, lui disant : « J’ai voulu quitter l’Ermitage et je le devais ; mais on prétend qu’il faut que j’y reste jusqu’au printemps, et puisque mes amis le veulent, j’y resterai jusqu’au printemps, si vous y consentez[1]. » Mme d’Épinay, informée par Grimm de sa rupture avec Rousseau[2] et décidée aussi à rompre avec lui après tant de mauvais procédés, lui répondit : « Puisque vous vouliez quitter l’Ermitage et que vous le deviez, je suis étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi, je ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n’ai plus rien à vous dire sur les vôtres. » Le congé était clair et dur, plus dur même qu’il n’appartient à Mme d’Épinay. Rousseau quitta immédiatement l’Ermitage, et alla s’établir à Montmorency, dans une petite maison qu’il garda pendant un an, jusqu’en 1759, où il alla s’établir chez M. le duc de Luxembourg, au château de Montmorency.

La rupture était faite avec Grimm et Mme d’Épinay : restait Diderot, Diderot que Rousseau accusait depuis longtemps d’être un tyran, et qu’il soupçonnait déjà d’être un ennemi. Dans les derniers jours que passa Rousseau à l’Ermitage, Diderot l’y vint voir. Cette visite de Diderot était, si je ne me trompe, une sorte d’enquête que celui-ci venait faire. Il voulait savoir à quoi s’en tenir sur les griefs de Rousseau contre Mme d’Épinay ; il voulait aussi s’expliquer pourquoi Saint-Lambert se plaignait de l’impertinence de Rousseau. Diderot avait intérêt à éclaircir ce dernier point. Rousseau en effet, vers la fin de sa passion pour Mme d’Houdetot, avait dit un jour à Diderot que Saint-Lambert avait tort de se plaindre de lui, attendu que sa passion pour Mme d’Houdetot avait toujours été honnête et pure, et qu’il ne lui avait même jamais avoué ses sentimens. Diderot, s’échauffant là-dessus, conseilla à Rousseau d’écrire à Saint-Lambert, de lui avouer sa passion pour Mme d’Houdetot et de lui promettre d’étouffer son amour, tout pur qu’il était. Rousseau jura qu’il écrirait la lettre, et il l’écrivit. À quelque temps de là, Diderot rencontre Saint-Lambert chez le baron d’Holbach ; on parle de Rousseau. Saint-Lambert laisse

  1. Confessions, livre IX.
  2. « Quelques jours avant votre départ, j’ai reçu une lettre de Rousseau pour justifier la répugnance qu’il marquait à vous suivre. Elle est le comble de la folie et de la méchanceté. C’est pourquoi je n’ai pas voulu vous la faire lire au moment de notre séparation. Je lui ai répondu comme il le méritait et comme vous auriez toujours dû faire. » (Lettre de Grimm à Mme d’Épinay. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 178.)