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échapper quelques mots de mépris. Diderot s’étonne, et prenant Saint-Lambert à part : « N’avez-vous donc pas reçu, lui dit-il, une lettre de Rousseau ? — De quelle lettre me parlez-vous ? lui répond Saint-Lambert. Je n’en ai reçu qu’une à laquelle on ne répond qu’avec des coups de bâton. » Et Saint-Lambert apprend à Diderot que la lettre de Rousseau, au lieu d’être un aveu et une excuse à la fois héroïque et sentimentale, comme l’avait conseillé Diderot, n’est qu’un long sermon sur la liaison entre Saint-Lambert et Mme d’Houdetot. Diderot furieux écrit à Rousseau : point de réponse. Alors il vient à l’Ermitage chercher cet éclaircissement que Rousseau ne voulait pas lui donner. Ici encore, comme toujours, deux récits.


« Diderot est allé hier à l’Ermitage afin de s’expliquer avec Rousseau, dit Grimm dans une lettre à Mme d’Épinay. Le soir, à son retour, il m’écrivit la lettre dont je vous envoie copie, car elle est belle et mérite d’être conservée. Ce matin, il est venu me voir et m’a conté le détail de sa visite. Rousseau était seul au fond du jardin. Du plus loin qu’il aperçut Diderot, il lui cria d’une voix de tonnerre et le visage allumé : Que venez-vous faire ici ? — Je viens savoir, lui répondit le philosophe, si vous êtes fou ou méchant.- Il y a quinze ans, reprit Rousseau, que vous me connaissez. Vous savez que je ne suis pas méchant, et je vais vous prouver que je ne suis pas fou. Suivez-moi. — Il le mène, aussitôt dans son cabinet, ouvre une cassette, remplie de papiers, en tire une vingtaine de lettres qu’il eut cependant l’air de trier sur les autres papiers. — Tenez ! dit-il, voilà des lettres de la comtesse, prenez au hasard, et lisez ma justification. Dès la première sur laquelle Diderot tombe, il lit très clairement les reproches les plus amers que lui fait la comtesse d’abuser de sa confiance pour l’alarmer sur ses liaisons avec le marquis, tandis qu’il ne rougit pas d’employer les pièges, la ruse et les sophismes les plus adroits pour la séduire. — Ah ! certes vous êtes fou, s’écria Diderot, de vous être exposé à me laisser lire ceci. Lisez donc vous-même ; cela est clair. Rousseau pâlit, balbutia, puis entra dans une fureur inconcevable, fit une sortie contre le zèle indiscret des amis et ne convint jamais qu’il eût tort. Connaissez-vous rien de comparable à cette folie ? Aujourd’hui Rousseau fait un crime à Diderot de s’être expliqué avec le marquis, et l’accuse hautement d’avoir révélé son secret, ce, qui est encore bien gauche, car il le force à le divulguer pour éviter de passer pour un traître. Voilà cet homme qui faisait un code de l’amitié. Il y a à lui pardonner toute la journée, et il ne passe rien aux autres. »


Voyons maintenant cette lettre de Diderot dont parle Grimm. Elle confirme le récit de Grimm, mais elle montre aussi la singulière exagération de paroles que Diderot mettait partout.


« Cet homme est un forcené. Je l’ai vu, je lui ai reproché, avec toute la force que donne l’honnêteté et une sorte d’intérêt qui reste au fond du cœur d’un ami qui lui est dévoué depuis longtemps, l’énormité de sa conduite, les pleurs versés aux pieds de Mme d’Épinay dans le moment même où il la