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n’annonçait pas la richesse, il était du moins irréprochable sous le rapport de la bonne grâce et du goût.

La jeune voyageuse gravit une partie du coteau sans se retourner une seule fois vers le splendide spectacle qu’offrait en ce moment le lac, illuminé par le soleil couchant ; son regard semblait errer incertain sur les habitations qui se dressaient çà et là, à chaque étage de la montagne. Elle était précisément arrivée à la lisière des vignobles, au point où commencent les guérets, les vergers et les pâturages ; elle venait de s’arrêter au milieu d’un carrefour formé par trois chemins, comme si elle eût hésité sur la direction à prendre, quand une voix retentissante qui chantait un psaume se fit entendre à droite, et elle aperçut un vieillard descendant le sentier pierreux. Sa démarche avait une sorte de componction grotesque qui se retrouvait également sur son visage, dont les enluminures bachiques contrastaient étrangement avec ces saintes apparences. Il portait un costume peu différent de celui des paysans de la côte, mais qui avait lui-même une physionomie compassée et discrète. En France, on eût dit que le personnage tenait le milieu entre le marguillier et le magister.

Abraham Chérot n’exerçait pourtant ni ces professions ni aucune autre. Gratifié à sa naissance d’une main difforme, il s’était servi de « cette croix, » comme il l’appelait, pour se dispenser de tout travail et rester à la charge de la commune. Peut-être ses titres à cette faveur eussent-ils été plus sévèrement examinés, si Abraham n’avait su se faire protéger par des hommes justement honorés pour leur bienfaisance et leur foi. Nul ne parlait en effet mieux que lui ce langage qu’une préoccupation trop exclusive a fait passer du dictionnaire religieux dans le vocabulaire journalier des cantons, et qu’un écrivain suisse a spirituellement appelé « le patois de Chanaan : » innocent travers chez les gens de croyances vives, affectation intéressée chez Abraham, mais, en tout cas, habitude commune dont ce dernier avait su faire un lien ! Ainsi soutenu, il était devenu pensionnaire de la grande maison[1], qui, sur sa demande de vivre à la campagne, l’avait, selon l’expression vaudoise, « envoyé aux violettes. » Il jouissait là d’une liberté qui lui permettait de suivre ses goûts loin des regards trop sévères de ses protecteurs, et de trinquer indifféremment avec les purs ou avec les profanes, pourvu qu’il sanctifiât la libation par « quelques paroles de vie. »

C’était évidemment ce qu’Abraham Chérot venait de faire, et une certaine gaieté avinée perçait sous son masque puritain. La voyageuse ne s’en aperçut pas sans doute, car, le saluant avec déférence, elle lui demanda, d’un accent moins alémanique que n’eût pu le faire

  1. L’hôpital.