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rien du tout : eh bien ! tous trois n’ont pour bon Dieu que saint-travail avec sainte-pitance, et c’est moi qui suis leur curé.

— Que Christ vous pardonne ainsi qu’à eux ! dit Marthe avec une gravité pleine d’onction, mais moi, — qu’il en soit béni ! — j’ai reçu une plus grande grâce, et si nous ne devons point prier ensemble, je prierai seule pour tous.

Barmou frappa la table du poing.

— Par les cinquante diables ! ne l’en avise pas, s’écria-t-il, je ne veux entendre ni vos psaumes, ni vos oraisons.

— Aussi les répéterai-je tout bas, mon parrain.

— Pas même, pas même ! interrompit le vieux paysan hors de lui ; la male-mort me vienne ! il ne sera pas dit que j’aurai souffert ici vos grimaces. Assieds-toi et mange sans patenôtres, ou bien enlève ton souper et détale.

— Ce sera à votre commandement, dit la jeune fille, qui prit tranquillement le morceau de pain placé devant elle et quitta la table.

— Cours donc ! mauvaise chante-pleure[1] ! s’écria Barmou en se levant à moitié, va demander qu’il te tombe de la manne pour manger sur le pouce. La Savoyarde, montre-lui le moulin à prières de la tante Isabeau, c’est la chambre qui lui convient.


II

La pièce autrefois occupée par la tante Isabeau formait l’angle de la maison. Eclairée par deux fenêtres dont l’une regardait le lac, l’autre la montagne, cette chambre était depuis longtemps inhabitée. Sur le plancher s’étalaient des graines potagères, exposées là au soleil et gardées pour semence. Trois immenses armoires, renfermant, outre les vêtemens de la défunte, les réserves de linge, les provisions d’hiver et quelques poupées de lin, garnissaient une des parois ; contre l’autre s’appuyaient le vieux lit à baldaquin avec ses rideaux de serge verte à ourlet rose, une commode surmontée d’une petite niche en verre, sous laquelle se dressait un bouquet de fleurs artificielles, et quelques chaises à fond de bois. Près de la fenêtre, on voyait un vieux fauteuil à bras, et devant le fauteuil, un petit guéridon sur lequel se trouvaient encore les lunettes de la vieille tante et le tricot que la mort était venue interrompre. Au-dessus, dans le trumeau, on avait suspendu un cadre de bois noir renfermant une de ces lettres ornées d’images symboliques et de guirlandes coloriées que les écoliers de la Suisse allemande adressent à leur famille le jour du nouvel an. Marthe s’approcha et y lut la signature de l’oncle

  1. Chante-pleure, qui pleure et qui rit alternativement.