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l’air sous lequel il s’était produit dans le monde, et qu’il tenait à conserver comme l’expression de sa personnalité.

Ce caractère moitié réel, moitié factice, avait inspiré aux plus scrupuleux une sorte de terreur et aux autres une réserve dont le propriétaire des Morneux était secrètement ravi. La vanité humaine s’accommode de tout ce qui exhausse ; quand on ne peut briller par la gloire, on accepte de se distinguer par la réprobation, et il y a dans la plupart des hommes quelque chose d’Erostrate. Or la jeune Bernoise lui refusait positivement cette satisfaction accoutumée : sa soumission restait également étrangère à la bravade et à la crainte. Marthe ne semblait point souffrir de l’absence d’approbation ; elle subissait les reproches sans abattement et n’était évidemment occupée que d’accomplir son devoir avec simplicité. Barmou avait en vain tourné autour de cette âme pour y trouver un point vulnérable : la bonne grâce de Marthe le désarmait. Il avait fallu fermer les yeux sur le recueillement qui trahissait la prière de la jeune fille au commencement des repas, ne pas entendre ses expressions respectueuses lorsqu’elle parlait des choses de la religion, et feindre d’ignorer les causes de ses sorties du dimanche à l’heure du sermon. Cette dernière tolérance avait été la plus difficile à admettre par l’ancien soldat : elle contrariait trop ostensiblement les principes établis aux Morneux pour ne point prouver à tous que sa volonté avait cessé d’y être souveraine. Bien des fois Barmou avait été près de s’opposer ouvertement à ce qu’il appelait les momeries de Marthe ; mais l’incertitude de la réussite l’avait toujours retenu. Il commençait à comprendre la difficulté de combattre ces âmes douces et sans révolte qui, solidement ancrées sur une foi, flottent dans l’orage sans jamais céder ni périr.

Un dimanche qu’il sortait vêtu de son meilleur habit et coiffé de son feutre neuf pour se rendre chez le notaire auquel il voulait parler de quelques hommées de prairies dont on annonçait la vente, il rencontra devant le seuil le cousin Chérot et Pierre Larroi, qui descendaient également au village. Larroi était un de ses voisins et, après lui, le plus riche paysan des alentours ; il eût même occupé le premier rang sans un procès contre un parent bernois qui l’avait privé d’une portion de ses biens. Cet amoindrissement d’opulence avait empoisonné la prospérité de Larroi ; moins riche, il s’était cru pauvre, et son ressentiment contre celui qui l’avait dépouillé s’était étendu à tous les gens de la même race. Quiconque venait des Allemagnes lui paraissait un ennemi ; c’était une de ces haines maniaques pour lesquelles tout devient prétexte d’éclater. Barmou, qui savait sa folie, cherchait d’habitude à l’éviter ; mais Abraham ne pouvait laisser échapper l’occasion de prouver sa parenté avec le richard des Morneux, et il salua Barmou de loin du titre de cousin.