Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1005

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et l’inutilité de notre confiance en l’Angleterre et la France, et combien nous avons eu tort de suivre les conseils de ces deux puissances, auxquelles nous ne devrions pas être attachés, surtout si nous considérons que la nature de leur constitution diffère de la nature de la nôtre, qui est au contraire comme celle de la Russie et de l’Autriche.

« Le prince Menchikof a eu une conférence avec Rifaat-Pacha il y a deux jours. Dans cette conférence, il lui a dit qu’avant de faire connaître à la Sublime-Porte la nature de sa mission et les demandes de son gouvernement, et avant de s’expliquer, il demandait à Rifaat-Pacha la promesse formelle de la Porte qu’elle ne communiquera ni au représentant de l’Angleterre ni à celui de la France absolument rien de ce qu’il a à lui demander ou à lui proposer ; qu’il voulait que cela eût à se passer sous le sceau du plus grand secret, sans quoi il ne voulait pas entrer en matière. Rifaat-Pacha lui a répondu qu’il lui est impossible de garder le secret, vis-à-vis des représentans de ces deux puissances les plus amies de la Porte, dans une question si importante ; qu’au contraire, il considère comme un devoir de la Porte de tenir ces deux puissances au courant de ce qui intéresse la Turquie, — cet empire auquel ces puissances se sont toujours intéressées et qu’elles ont toujours protégé. Cette réponse de Rifaat-Pacha a beaucoup fâché le prince Menchikof, qui le quitta sans lui rien dire ; mais cet état de choses, cette mystification, cette politique confuse, ne peuvent pas continuer. Le prince Menchikof aura dans le courant de cette semaine une autre conférence avec Rifaat-Pacha, et je crois que les véritables prétentions de la Russie y seront déclarées et mises au jour.

« Dans une note verbale qu’il a donnée à Rifaat-Pacha, le prince Menchikof s’exprime dans des termes très-vagues et en faisant rouler toutes ses phrases sur la question des lieux-saints, et dans une partie de cette note il dit, en parlant de l’Angleterre et de la France, les puissances bed hah, c’est-à-dire mal disposées[1]. »


Le prince Menchikof se déclara en effet dans la nouvelle conférence qu’il eut avec Rifaat-Pacha. Il discuta d’abord l’affaire des lieux-saints ; puis, suivant le récit du grand-visir au colonel Rose, il exposa le désir de l’empereur de conclure un traité secret avec la Turquie. En vertu de cette convention, la Russie mettrait à la disposition de la Turquie une année de quatre cent mille hommes et une flotte, si elle avait jamais besoin de secours contre les puissances occidentales. En retour, la Russie demandait une addition secrète au traité de Kainardji, par laquelle l’église grecque serait placée sous la protection russe. Le prince Menchikof exigeait que le plus grand secret fût gardé touchant cette proposition ; si la Turquie la faisait connaître à l’Angleterre et à la France, il menaçait de quitter sur-le-champ Constantinople avec sa mission. Le grand-visir, en donnant ces détails au colonel Rose, l’assura que rien ne serait ajouté au traité de Kainardji, et que plutôt que d’accepter les propositions fatales à la Turquie,

  1. Colonel Rose to the earl of Clarendon. Corresp., part I, n° 135, inclosure 2.